Échalot étendit la main pour reprendre sa gibecière, mais Similor lui dit d’un ton de commandement:
– Attaque la chose du lion marin, et vivement.
Échalot obéissant, murmura:
– S’il n’y a pas d’autre ouvrage, la patronne, je prendrais sans répugnance la peau du phoque et je descendrais dans le baquet, quoique votre dernier poisson n’a pas duré longtemps, à ce qu’on dit.
– Ça, ma vieille, répliqua Mme Samayoux, qui était désormais impatiente et prêtait l’oreille à tous les bruits du dehors, je n’en veux plus, rapport à la police, qui dit que c’est immoral de tenir un homme dans l’eau du matin au soir à manger de la limande crue. Le fait est que mon ancien lion marin est mort perclus à force de rhumes de cerveau. J’y ai donc renoncé au nom de l’humanité, quoique ce soit un spectacle agréable qui plaît aux deux sexes et qui rapporte un joli bénéfice à la direction.
Elle écarta sans façon Similor pour ouvrir la porte et regarder sur la place.
Similor s’approcha vivement d’Échalot.
– Enlève-moi ça, lui dit-il, c’est un emploi sédentaire et où on n’est pas foulé d’ouvrage. La grosse a envie d’un lion marin pour corser son affiche, ça se voit; dis-lui que tu manges du poisson faisandé avec plaisir et que de rester assis dans l’eau toute la journée ça fait partie de ton tempérament… et demande quarante sous d’arrhes.
À ces dernières paroles, les yeux du pauvre Échalot brillèrent:
– Patronne, s’écria-t-il, je sollicite l’emploi nonobstant ses dangers!
– Le chérubin se fait diantrement attendre, grommela Mme Samayoux, qui rentrait, sa grosse montre à la main.
– Tout dépend de la nature, ajouta Échalot avec chaleur; ma vocation c’est l’amphibie!
– Et même, renchérit Similor, ça lui est recommandé par son docteur!
Léocadie n’écoutait plus guère; elle donna un coup d’œil distrait à son fourneau et se planta devant un quart de miroir suspendu à la cloison pour rétablir sa coiffure un peu affaissée par les soins du ménage.
En ce moment et sans que personne y prît garde, Similor détacha un petit coup de pied à la gibecière, il en sortit aussitôt un cri rauque, suivi de vagissements.
– Qu’est-ce que c’est que ça? s’écria Léocadie.
Échalot tira de sa poche une bouteille dans le bouchon de laquelle était inséré un tuyau de plume.
– Pardon, excuse, dit-il en ouvrant précipitamment la gibecière, c’est la famille en question pour laquelle j’accepte la position de veau marin auprès de vous, dans votre administration.
– Un petit enfant! fit la dompteuse déjà attendrie. Similor avait croisé les bras sur sa poitrine.
– On espérait qu’il serait sage, dit-il hypocritement, et qu’il ne nous obligerait pas à montrer toute l’horreur de nos infortunes privées.
Échalot tirait cependant du cabas une misérable petite créature maigre, laide et pâlotte, à qui il fourra le tuyau de plume dans la bouche.
– Ça lui remplace le sein de sa pauvre mère, dit-il les larmes aux yeux.
Il n’en fallait pas tant pour faire battre le cœur herculéen de Léocadie.
– Dire que je n’ai jamais pu avoir un oiseau mignon comme ça! fit-elle sincèrement émue, ni avec Samayoux ni par la suite… Il n’a plus donc plus de mère?
– Elle est au ciel! répondit Échalot.
– Et c’est vous le père?
– Dans l’ordre de la nature, non, c’est Amédée ici présent, mais j’en ai quelques-uns des droits pour l’avoir nourri de mon propre lait, toujours à mes frais, dans les circonstances de la plus extrême débine. Je ressentais une attache platonique pour la mère, mais jamais de jalousie envers Similor plus heureux que moi. Elle avait un bon état: elle allait rire avec les invalides sur l’esplanade; un seul défaut: la boisson; ça l’a tuée. J’espère que du haut des Champs-Élysées elle voit ce que je fais en faveur de son orphelin, resté seul sur la terre ici-bas.
– Ça a beau être vilain comme tout, dit Léocadie, qui regardait boire l’enfant ça intéresse… Ça, deviendra peut-être un gaillard!
Échalot embrassa le petit avec une tendresse de mère et dit en le berçant:
– Comme de juste, il a de qui tenir! On le destine, Amédée et moi, à la carrière de théâtre, mais faut subvenir à sa frêle existence, et si vous vouliez m’accorder l’emploi fixe de votre poisson…
– Avec la bonté que vous auriez, interrompit Similor, de nous procurer une faible avance, non pas pour nous, mais pour la nourrice de l’innocent.
Mme Samayoux, qui s’était baissée, se redressa tout à coup sur ses fortes jambes, et du bond qu’elle fit, toute la baraque trembla. Elle s’élança impétueusement vers la porte.
– C’est l’Amour! s’écria-t-elle radieuse, j’ai reconnu son pas après deux ans d’absence.
– Vous autres, ajouta-t-elle en courant vers le fourneau, si mon fricandeau a brûlé, que le diable vous emporte avec votre singe!… Non, le ragoût embaume… Allons! vous êtes de braves garçons, et le mioche est gentil.
Elle fouilla dans la poche où était sa montre avec quantité d’autres objets, et en retira une pleine poignée de gros sous.
– Tenez, reprit-elle, je suis contente, il faut que tout le monde en ait sa part. L’artiste est comme ça, le cœur sur la main. Vous reviendrez me voir, on vous casera si on peut; mais pour le moment, place nette! Voilà le bijou, filez!
Joignant le geste à la parole, elle les poussa dehors si énergiquement que Similor dégringola un peu sur les reins l’escalier en planche de la galerie.
Au même instant montait un beau jeune homme qui portait l’uniforme des officiers du spahis.
Léocadie descendit à sa rencontre, le saisit par la taille et l’enleva dans ses bras jusqu’au milieu de la cabine en disant avec une tendresse folle:
– Maurice! mon chéri de Maurice! mon fils, mon Dieu mon tout! ça fait mal d’avoir trop de joie. Je lève encore cent livres à bout de bras, sais-tu, eh bien! mes jambes tremblent, mon cœur s’en va, et je pense bien qu’on est comme ça, quand on va s’évanouir sans connaissance.
VIII Souper à la baraque
Nous avons déjà entendu ce nom de Maurice, à l’estaminet de L’Épi-Scié, cabinet de l’entresol, dans la bouche du bandit Piquepuce, rendant ses comptes à Toulonnais-l’Amitié.
C’était vraiment un beau soldat que ce Maurice, et son uniforme de spahis lui allait à ravir.
Il pouvait avoir vingt-cinq ans, sa figure riante et hardie portait les traces du soleil africain sans avoir perdu pour cela sa délicatesse native: son teint avait bruni jusqu’à prendre une nuance complètement bistrée, mais il n’avait point grossi, et ces tons de cuivre mat allaient bien à la virile finesse de ses traits.
Il avait le front haut sous ses cheveux blonds, coupés ras; son nez aquilin taillé selon de vives et tranchantes arêtes relevait ses narines à la moindre émotion; sa bouche était ferme, nette, singulièrement douce dans le sourire, mais sévère aussi à l’occasion, et en quelque sorte rembrunie par la courbe énergique de son menton.