Ses yeux noirs brillaient et brûlaient, protégés par des cils soyeux comme ceux d’une femme, et c’est à peine si le duvet de sa moustache naissante ombrageait suffisamment sa lèvre supérieure.
Il était grand, avec cela; gracieux dans sa taille souple et bien prise, dont les moindres mouvements annonçaient une remarquable agilité.
– Je vous préviens, maman Léo, dit-il en rendant de bon cœur l’accolade de la dompteuse, que si vous me serrez comme cela, je reprends ma démission pour retourner en Afrique. Heureusement que les Arabes n’ont pas le poignet si bien attaché que vous, sans quoi je n’aurais pas le plaisir de vous revoir.
– Car tu les as frottés de près, n’est-ce pas, mon Maurice? s’écria la bonne femme, dont la voix était douce comme un solo de clarinette; j’ai lu tout ça sur les journaux. Et figure-toi, je ne te reconnaissais pas dans les premiers temps: tu nous avais caché ton nom, méchant que tu es!
– Dame! fit Maurice, pour entrer dans la cage du tigre et gigoter sur le trapèze américain…
– Ah oui! tu méprises bien l’état maintenant!
– Pas trop, puisque me voici chez vous, ma grosse maman.
– C’est vrai. Mais ajouta-t-elle en soupirant, ce n’est pas pour moi que tu est chez moi, et tu voudrais déjà que je te parle d’elle, sans cœur!
Le jeune officier l’embrassa encore en disant:
– Vous êtes bonne comme du bon pain. Oui, pourquoi vous le cacherais-je, puisque vous le savez si bien? je viens vous parler d’elle, je ne songe qu’à elle; je l’aimais bien autrefois, n’est-ce pas?
– Tu ne l’aimais que trop, fit Léocadie, dont la poitrine se souleva en un vaste soupir.
– Je l’aime cent fois plus maintenant; je l’aime mille fois plus, et je viens à vous sans crainte, car mon cœur me dit qu’elle ne m’a pas oubliée.
Mme Samayoux le regarda avec surprise.
– Ton cœur! répéta-t-elle; tu n’as donc pas reçu ma lettre?
– Je n’ai rien reçu, répondit Maurice, je ne sais rien d’elle, sinon ce que je savais lorsque j’ai quitté votre maison pour m’engager soldat, parce que je me trouvais séparé d’elle, parce que, et comme j’en avais le pressentiment, au lieu d’appartenir à une pauvre famille, elle était l’enfant de parents nobles et riches qui l’avaient recherchée, qui l’avaient retrouvée et qui étaient venus la réclamer.
– Te voilà tout pâle, murmura Léocadie, rien qu’en pensant à elle. Comme tu l’aimes, Maurice! Sans elle, dis, m’aurais-tu aimée un petit peu?
– Maman Léo, répliqua gaiement le jeune officier, vous n’avez que ce défaut-là, mais il est gros. Vous savez bien que je vous aime comme un fils.
– Ne dis pas cela! interrompit-elle en lui mettant la main sur la bouche, ça me vieillit, trésor!
– Comme un neveu…
– Avec ça que les neveux sont tendres! Non, comme un petit frère chéri, c’est réglé. As-tu faim? te souviens-tu de mes fricandeaux à l’oseille? Moi, je n’ai pas oublié tes goûts, et dès que j’ai su que tu allais venir, je t’ai mijoté une rouelle qui serait digne des dieux de la fable; avec ça une jolie salade, du raisin de Fontainebleau, du fromage de Brie et ce petit Mâcon vieux, tu sais?
– J’aurai peut-être faim, maman Léo, dit Maurice, car ne j’ai pas bien vécu depuis quelques jours, mais auparavant j’ai besoin de savoir. Ne me faites pas languir, je ne vous en demande pas long, dites-moi ce qu’elle est, où elle est et si elle m’aime encore.
Léocadie prit sa casserole et en vida le contenu dans un plat.
– Nous allons donc pouvoir souper tout de suite, répondit-elle d’un air malin, car il ne me faudra pas beaucoup de temps pour répondre à tes questions.
«Ce qu’elle est, elle est grande demoiselle, nièce de duchesse ou marquise, je ne pourrais pas le dire au juste.
«Où elle est, je n’en sais rien, mais elle te l’apprendra elle-même.
«Si elle t’aime encore, oui, à la folie, car c’est de la folie dans la position où elle est que de quitter l’hôtel de sa tante, le soir, en fiacre, pour venir chez Mme veuve Samayoux, tout exprès pour causer du maréchal des logis Maurice Pagès.
– Elle a fait cela! s’écria le jeune officier, qui se jeta à son cou.
– Oui, mon lieutenant, j’ai dit maréchal des logis parce que la dernière fois qu’elle est venue, ni elle ni moi nous ne savions que vous aviez l’épaulette. Peut-on servir?
Maurice essuya la sueur de son front et dit en appuyant la main sur son cœur:
– Servez, maman Léo; ceux qui prétendent que la joie coupe l’appétit sont des menteurs. À table! je vais manger comme un de vos tigres!
En un clin d’œil le souper fut servi, et Léocadie, qui, une fois assise, tenait tout un côté de la table, commença prestement à découper.
– Voilà, fit-elle, c’est le morceau de gauche que tu préfères. Chaque fois que je m’en servais une tranche, je pensais à toi et je me disais: Il n’en a peut-être pas de si bien rissolé là-bas, au fond des déserts. Le trouves-tu bon?
– Délicieux, repartit Maurice la bouche pleine.
– Eh bien! pendant que tu manges, mon chéri, tu me laisseras bien parler un peu de ce qui est le cadet de tes soucis, c’est-à-dire de toi-même. Pourquoi as-tu donné ta démission, puisque tu n’avais pas reçu ma lettre qui te disait de revenir au galop?
– Parce que je n’avais pas besoin de lettre pour avoir le diable au corps, maman; je voulais la revoir à tout prix, je serais devenu enragé là-bas.
– C’est comme ça que j’ai toujours rêvé d’être idolâtrée! soupira Mme Samayoux. Combien de temps as-tu été officier?
– Trois jours. Je n’avais tant travaillé que pour avoir mon grade, et je ne désirais mon grade que pour gagner le droit de donner ma démission. Mes chefs m’en ont assez dit, et de sévères, mais j’aurais passé par-dessus le corps du maréchal pour revenir à Paris.
Léocadie lui versa un grand verre de vin.
– C’est étonnant, dit-elle, ça me fait plaisir et peine de t’entendre parler de même! Et pourtant, je me raisonne, va! Je suis un peu puissante pour toi, en plus de l’âge qu’il y a de trop, tandis qu’avec la Fleurette vous ferez une vraie paire de jolis cœurs. Mais comme c’est ça, hein? Donner sa démission au bout de trois jours, après avoir gagné son grade en deux ans! sais-tu que pareille chose ne s’est jamais vue? Il n’y avait que Lamoricière pour être mis si souvent que toi dans les rapports et dans les journaux! Quand on se marie de même c’est bien plus court que de passer par l’École de Saumur. Ça te va un peu crânement, dis donc, cette tape de soleil que tu as sur les joues! Moi, d’abord, les officiers blonds qui se basanent à Alger, j’en croquerais!
– Une autre tranche, maman, interrompit Maurice.
– Ah Cupidon! va, s’écria-t-elle avec un fougueux élan d’enthousiasme, c’est une déesse de l’Olympe qu’il faudrait pour être digne de toi! et j’en ai composé assez de strophes en vers sur l’ivresse de la tendresse d’amour au point du jour que je ne pouvais pas m’en guérir le cœur en ta faveur. Je vas t’en chanter une petite, veux-tu? Qu’est-ce que ça te fait, puisque tu manges? On reparlera d’elle après, sois tranquille.
Elle se leva impétueusement et prit dans le filet qui servait de grenier la vieille guitare placée entre les pommes de terre et le parapluie. Pendant qu’elle en resserrait les cordes lâchées, Maurice dit sur un ton de la clémence: