– Quand? Léocadie resta muette.
Elle se versa de l’eau-de-vie, mais elle repoussa son verre sans le boire.
– Quand elle viendra, parbleu! répondit-elle enfin avec mauvaise humeur.
– Vient-elle souvent? demanda Maurice qui souriait, car il attribuait cette petite colère à un accès de jalousie.
– Oui, oui, répliqua Mme Samayoux du même ton, elle est encore venue hier, disant qu’elle allait t’écrire elle-même puisque tu ne répondais pas.
– Et elle reviendra?
– Demain.
– Alors, s’écria le jeune lieutenant joyeusement, c’est demain que je la reverrai.
Mme Samayoux répondit sèchement:
– Non, pas demain.
– Pourquoi? fit Maurice toujours gaiement.
Mais il perdit son sourire au premier mot de la dompteuse qui dit avec brusquerie:
– Parce qu’elle ne serait pas prévenue. Moi, petit, je t’ai parlé franc, je t’ai dit qu’elle t’aimait, je le crois, j’en suis sûre, mais nous autres femmes, vois-tu, depuis le temps de la mère Eve…
Elle s’interrompit et ajouta:
– En un mot, comme en mille, la Fleurette vient demain, c’est vrai, mais elle ne vient pas pour toi.
IX Valet de carreau, neuf de pique
Maurice devint si pâle que Léocadie s’élança pour le soutenir.
– Eh bien! eh bien! fit-elle, pas de mauvaise plaisanterie, garçon! vas-tu avoir une attaque de nerfs ou une syncope d’évanouissement? Si j’avais su que les soldats d’Afrique étaient des demoiselles, j’aurais acheté un flacon d’alcali. J’ai dit la vérité, mais il n’y a peut-être pas de quoi fouetter un chat dans tout cela; il faut voir.
Elle aida Maurice à s’asseoir sur le petit divan.
– Si c’est un coup de boutoir, maman Léo, murmura-t-il d’une voix changée, vous avez frappé trop fort; si, au contraire, votre accusation est sérieuse…
– Je n’ai accusé personne, d’abord, interrompit la veuve Samayoux.
– Ce rendez-vous dont vous avez parlé…
– Je n’ai pas parlé de rendez-vous. Ce n’est pas chez moi qu’elle donnerait des rendez-vous, et si elle en donne, je n’en sais rien, garçon. J’ai dit une seule chose et je ne m’en dédis pas: demain elle ne vient pas ici pour toi.
– De la manière dont vous l’aviez dit, maman, soupira Maurice prompt à se rassurer, j’avais compris qu’elle venait pour un autre que moi.
– Et tu avais bien compris, dit la veuve d’un accent ferme; mais doux; sois homme un petit peu. Fleurette vient ici demain pour un autre que toi.
– Mais alors?
– Mais alors c’est tout. Il y a cela et pas autre chose: mademoiselle Valentine a des secrets pour moi tout en se servant de moi. En aura-t-elle pour toi, je n’en sais rien, c’est ton affaire. Tu me reproches d’avoir parlé; peut-être que tu as raison, mais je suis femme, après tout, et je me connais. Ne te fâche pas si je me compare à celle que tu aimes; les femmes comme moi ne sont pas les plus mauvaises des femmes: ça ne les gêne pas de se jeter à l’eau ou dans le feu quand il s’agit de prouver leur dévouement. Essaye et tu verras si je dis vrai.
«Mais c’est égal, petit, se reprit-elle en changeant de ton, justement parce que je me connais, je n’ai pas confiance dans les femmes.
Maurice la regardait d’un air épouvanté; il demanda tout bas:
– Vous l’avez vu?
– Qui?
– L’autre.
– Jamais.
– Elle vous a parlé de lui?
– Beaucoup.
– Ayez pitié de moi, je vous en prie, dites-moi tout…
– C’est ce que je fais, mais tu t’évanouis à la première bredouille.
– Est-il jeune? demanda encore Maurice.
– Assez, répondit la dompteuse, et beau comme Apollon à ce qu’il paraît.
– Mais vous voulez donc me faire mourir!
– Le plus souvent! au contraire. Vous êtes deux, je t’aime mieux qu’elle, si vous devez jouer ensemble à certain jeu que je sais bien, je veux te mettre en main les bonnes cartes, voilà tout.
Maurice inclina sa tête sur sa main dans une attitude d’accablement.
– Sois homme un petit peu, répéta la dompteuse; dans ce monde-ci, on n’a rien sans combattre, et mademoiselle Valentine vaut bien une bataille, c’est mon avis.
– S’il ne s’agit que de le tuer… s’écria Maurice en se redressant.
– Je ne sais pas, répondit la dompteuse, faudra voir. Si elle a quelque chose pour lui, et je le crois, ce n’est certainement pas ce qu’elle a pour toi, j’en suis sûre. Mais je te l’ai dit: il y a là-dedans des mystères et des dangers, ça saute aux yeux. Je suppose bien que cet homme-là est dans les mystères, je crois deviner qu’il partage le danger. Elle cherche un défenseur, pourquoi n’étais-tu pas là?
– J’y suis, fit le jeune lieutenant; allez toujours.
– À la bonne heure! tu te retrouves. On va pouvoir causer. Les hommes qui s’évanouissent, vois-tu, moi, ça me fait mal. Est-ce bien fini?
– Oui, c’est bien fini.
– Alors, je commence: on ne vient pas comme cela, le soir, toute seule, derrière le Jardin des Plantes sans risquer d’avoir quelque aventure. Ce n’est plus la Chaussée-d ’Antin, dis donc; passé neuf heures, le quai, depuis l’hôtel-Dieu jusqu’ici, ne sert pas de rendez-vous aux gants jaunes, ah! mais non! J’aimerais mieux traverser la forêt de Bondy. Il y a donc qu’elle prenait ce chemin-là et qu’elle laissait son fiacre de l’autre côté de la place Valhubert, rapport au cocher qui ne devait point savoir où elle allait. Tu n’as pas trop à te plaindre, en définitive, puisque c’est pour toi qu’elle venait. Eh bien! elle a eu son aventure, pas bien grosse à ce qu’il paraît, la moindre des choses: cinq ou six morveux qui voulaient l’affronter. Mais ça suffit pour poser un homme en jeune premier rôle.
Maurice ferma les poings.
– Attends qu’il soit là pour prendre la garde du boxeur français, bibi, dit la dompteuse en riant. Aurais-tu mieux aimé qu’on la laissât se débattre avec cette racaille?
– Et c’est l’homme en question qui la défendit? murmura Maurice.
– Crânement, oui, et qui mit en fuite les rôdeurs comme une volée d’étourneaux. Ça fait toujours bien dans une histoire.
– C’était un inconnu pour elle?
– Mais non, voilà le curieux. Quand je la revis, deux ou trois jours après, elle me dit: «Mon secret n’est plus à moi». Et après m’avoir raconté l’anecdote, elle ajouta: «Il est impossible que M. Remy d’Arx ne m’ait pas reconnue.»
– Remy d’Arx! répéta Maurice; je n’oublierai pas ce nom-là.
– Tu auras raison, Fanfan, répliqua Léocadie, quand ce ne serait que pour le remercier de sa politesse à l’occasion, car il ne dit pas un mot plus haut que l’autre à la petite. C’est comme cela qu’il faut s’y prendre, vois-tu: il la reconduisit jusqu’à sa voiture, lui fit un grand salut et s’en alla.
– Et elle l’a revu?
– Puisque c’est un des habitués du salon de sa duchesse.
– Il n’a pas manqué de faire allusion à cette rencontre?