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– Tu reviens de chez les Arabes, toi! Il n’a pas seulement soufflé mot. Fleurette me le disait encore hier: «Avant la bagarre, il ne me parlait pas beaucoup, mais depuis il ne me parle plus du tout. Il s’éloigne de moi avec un soin qui m’inquiète; on dirait qu’il a peur de me faire rougir.»

– Et plus il fait semblant de l’éviter, plus elle s’occupe de lui, pensa tout haut le jeune lieutenant.

– Naturellement, c’est l’ordre et la marche de notre sexe.

– Mais si les choses sont ainsi, comment expliquer l’entrevue qu’ils doivent avoir demain?

– T’ai-je dit que cette entrevue dût avoir lieu entre Fleurette et M. Remy d’Arx?

– Ne me cachez rien, maman Léo, je vous en prie!

– Je ne te cache rien, Fanfan, mon pauvre amour, et j’en suis à regretter d’avoir eu la langue trop longue, car tu as la figure comme si tu sortais de l’hôpital; mais je ne peux pas t’en apprendre plus long que je n’en sais moi-même.

«J’ai deviné bien ou mal, voilà tout.

«Une fois il est échappé à Fleurette de dire devant moi: «Pourquoi était-il en ce lieu à cette heure?»

«Une autre fois, je crus comprendre que ce Remy d’Arx, qui est procureur du roi ou quelque chose comme cela, laissant de côté ses mouchards et ses gendarmes, faisait seul dans la forêt de Paris une de ces parties de chasse où l’on peut laisser sa peau. Tu me diras que M. Vidocq est pour ces battues-là et qu’il faut laisser à chacun son métier, mais le Remy d’Arx est piqué au jeu, et il paraît qu’avec son air sévère il est plus hardi qu’un zouave. Je ne sais pas le nom de l’homme qui doit venir demain et qui est déjà venu, il a mauvaise mine et travaille pour de l’argent: j’ai vu Fleurette lui donner un billet de banque; ce dont il est question dans leurs entrevues, je l’ignore, ou m’éloigne, mais j’ai surpris un mot, un nom: Coyatier.

Ceci fut prononcé à voix basse et avec une sorte d’effroi.

La pensée du jeune lieutenant avait tourné; sa jalousie restait en éveil, mais un vif sentiment de curiosité le prenait à son insu et soulageait d’autant sa blessure.

À mesure que le débit de la bonne femme, devenait, malgré elle, plus confidentiel, Maurice écoutait plus avidement.

Il avait attendu surtout avec une sorte d’anxiété le nom prononcé par le mystérieux visiteur à qui Fleurette donnait des billets de banque.

En écoutant ce nom, il éprouva un pur et simple désappointement.

– Ce nom de Coyatier ne me dit rien, fit-il avec indifférence.

– Ça va te faire un autre effet tout à l’heure, répondit la dompteuse, qui entrouvrit la porte et jeta un coup d’œil sur la galerie, comme si elle eût craint les oreilles indiscrètes.

– Ça n’est jamais bien sûr, ajouta-t-elle en repoussant le battant, de parler trop haut quand il s’agit de ces gens-là. Assieds-toi un petit peu; il y en a pour cinq minutes. Quand je t’aurai dit pourquoi le nom de Coyatier se prononce tout bas, tu en sauras juste aussi long que moi sur tous ces rébus qui me font jeter ma langue aux chiens, et tu iras te coucher si tu veux.

Elle donna l’exemple en prenant place dans un fauteuil que son poids fit frémir.

– Voilà! reprit-elle; la foire est un drôle de monde qui ressemble un peu à ma ménagerie; il y a de tout chez nous, excepté pourtant des pairs de France et des banquiers millionnaires. J’y connais des honnêtes gens, parole d’honneur, mais on y bavarde beaucoup des machines de la cour d’assises.

«Ça occupe, ça amuse, on dirait que c’est du sucre.

«Chaque fois qu’il y a une histoire de voleurs, tout le monde ouvre l’oreille, si bien qu’on raconte tout haut derrière les baraques des faits divers qui écarquilleraient les yeux de la police. Si le nom de Coyatier ne te dit rien, celui des Habits Noirs est-il dans le même cas, bijou?

– Ils sont en prison, voulut interrompre Maurice, j’ai vu cela dans les journaux.

– Bon, bon, fit la veuve Samayoux, les journaux disent ce qu’ils peuvent, et la préfecture laisse dire ce qui lui est avantageux. Là-bas, au camp de la Loupe de la barrière d’Italie, il y a un chiffonnier qui ne boit que de l’eau, les jours où il n’avale pas ce qu’il faut d’eau-de-vie pour enivrer six hommes: c’est Coyatier. Attention! il fait peur à voir avec sa tête hérissée comme une hure de sanglier; il ne parle à personne, jamais, et tout le monde l’évite, même ceux qui ont quelque chose sur la conscience.

«Moi, je ne l’ai vu qu’une fois, c’est un rude homme.

«Il y avait, ce jour-là, un gamin qui pleurait parce qu’il avait cassé la bouteille dans laquelle il rapportait le vin de ses parents; les passants l’appelaient imbécile pour le consoler; Coyatier lui mit une pièce blanche dans la main et voulut le caresser, mais l’enfant se sauva avec les vingt sous.

«Comprends-tu ça?

«Voici un an, au brun de nuit, une pauvre minette se noyait sous le pont, ici près; c’était une fille trompée et abandonnée qui s’en allait parce qu’elle n’avait plus de quoi nourrir son petit enfant. Coyatier la retira de l’eau et l’emmena chez lui, où il la soigna pendant un mois sans rien dire à personne, excepté au médecin dont il payait les visites.

«Tu penses bien que la minette et l’enfant l’aimaient comme on adore le bon Dieu.

– C’est tout simple, pas vrai?

– Mais la minette se rétablit, elle alla un jour s’asseoir sur un banc au bout du boulevard de l’Hôpital; là, les gens lui parlèrent de l’homme à qui elle devait tout. Elle rentra, prit ses nippes et se sauva sans attendre Coyatier pour lui dire merci ni au revoir.

«Qu’en penses-tu?

«Je ne veux pas te faire languir, Fanfan, cet homme-là n’a pas la lèpre, mais il est tout comme: il gagne l’argent qu’il dépense avec son couteau.

– Et cela se dit tout haut! s’écria Maurice stupéfait.

– Non, répliqua Léocadie, cela se dit tout bas. Dans ce pays-ci on connaît les argousins comme on connaît ceux qu’ils cherchent. Rien ne sort, primo d’abord parce qu’on déteste la police, et secondement parce que chacun sait bien ce qu’il en coûterait pour causer. Il y en a qui passaient pour trop bavards et qu’on ne voit plus. À bon entendeur, salut; les autres savent qu’on en meurt, dame! et ils se taisent.

Elle se leva la première et tendit la main à Maurice comme pour lui donner congé.

– Où demeures-tu? demanda-t-elle en arrivant au seuil.

– Rue de l’Oratoire, Champs-Elysées, n° 6, répondit Maurice.

– Est-ce à l’hôtel?

– Non, l’Afrique n’est pas la Californie; mes fonds sont très bas et j’étais assez embarrassé en arrivant…

– Bête que je suis! s’écria Léocadie avec une cordiale effusion, je n’avais pas songé à cela! tu m’as fait pourtant gagner assez d’argent autrefois, en veux-tu?

– Merci, répliqua le jeune lieutenant, j’ai assez pour attendre jusqu’à demain, et peut-être que demain je reprendrai ma feuille de route pour Marseille. Je voulais dire que je suis forcé d’économiser parce qu’il me faut un costume civil, n’ayant plus le droit de porter l’uniforme de lieutenant.

– Et si tu t’en retournais là-bas, que serais-tu?

– Soldat. Le bonheur a voulu que j’aie rencontré une ancienne connaissance. Vous devez vous souvenir de ce gai vivant qui venait autrefois à la baraque, et qu’on appelait le commis voyageur?