Chacun va où son attrait l’appelle.
S’étant arrêté par hasard devant la baraque de Mme Samayoux, Maurice y entra, non point pour la ménagerie dont le tableau présentait d’effrayants spécimens, non point même pour la jeune fille cataleptique qui, sur le tableau encore, accomplissait ce tour merveilleux de la suspension horizontale, mais bien pour un gaillard en maillot couleur de chair qui, toujours sur le même tableau, voltigeait à trente pieds du sol autour de la barre d’un trapèze.
Il se trouva que Maurice fut trompé dans son attente; le gymnaste si pompeusement annoncé était un pauvre diable maladroit et poltron, essayant timidement les tours que les enfants font dans les collèges.
Vous verrez que cette circonstance ne fut pas sans influer sur la destinée de notre lieutenant.
Il se trouva au contraire que la jeune fille cataleptique l’intéressa considérablement, non pas tant pour le miracle de la suspension aérienne que par les grâces de sa personne elle-même.
Nous n’avons pas ici de portrait à faire: cette jeune fille était Valentine de Villanove à l’âge de quinze ans.
Dans sa vie d’étudiant, Maurice avait eu des «connaissances,» comme on disait alors au Quartier latin.
Nombre de jeunes filles lui avaient plu, mais il n’avait jamais aimé.
À l’aspect de Valentine, qui portait en foire le nom de Fleurette, il fut frappé violemment et resta d’abord tout étourdi du trouble qui s’empara de son être.
Bien des gens ont nié ces foudroyantes sympathies en les reléguant avec mépris dans le domaine du roman.
Grand bien leur fasse!
L’évidence est là qui raille les railleurs, et pour le dire en passant, je ne sache rien au monde qui soit si près des réalités de la vie que le roman bien conçu et bien étudié.
En sortant du théâtre, Maurice ressemblait à un homme ivre.
Sa pensée le fuyait.
Il marchait en rêve.
Il alla ainsi longtemps dans une de ces immenses avenues qui rayonnent du palais vers la campagne.
Quand la nuit vint, il allait encore, brisé de fatigue physique, ému jusqu’à l’angoisse et n’ayant pas pu joindre bout à bout deux idées qui eussent l’apparence d’un dessein formé.
Machinalement pourtant, il prit le chemin de la maison du colonel, mais il passa deux fois devant la porte sans soulever le marteau.
C’était une nature soudaine en ses résolutions; il y avait en lui de l’enfant, mais aussi de l’aventurier.
Sans savoir encore assurément ce qu’il comptait faire, il suivit son instinct qui l’attirait de nouveau vers le lieu où il avait ressenti la première, la seule grande émotion de sa jeunesse.
Tout en songeant, il fit le tour de la ménagerie ambulante.
Sur la porte de derrière, il y avait un petit écriteau collé.
Maurice s’étant approché, y lut ces mots écrits par une main qui dédaignait à la fois la calligraphie et l’orthographe: On demande un homme fort pour la perche et le trapèze.
Il eut de la sueur aux tempes, car la digne et brave figure du père Pagès passa devant ses yeux; mais une autre image exquise, délicieuse, vint se mettre entre lui et le bonhomme: il vit les quinze ans de Fleurette, et la porte fut poussée.
Mon Dieu, oui, le sort de Maurice était de passer un engagement, ce jour-là; au lieu de contracter avec le colonel des hussards, ce fut avec Mme veuve Samayoux qu’il s’arrangea.
Nous savons le reste, ou du moins le lecteur a dû le deviner: Maurice, conservant un atome de prudence, ne donna que son nom de baptême, de sorte que l’ancien notaire d’Angoulême évita cette suprême avanie de s’entendre demander par ses amis et voisins des nouvelles de son fils le Parisien qui faisait parler de lui dans toutes les foires de France et de Navarre, non seulement en qualité de trapéziste, mais encore comme homme à la perche, homme à la boule, etc.
Douze mois passèrent comme un éclair.
Maurice ne s’inquiétait ni de sa famille ni du reste du monde.
Il était heureux, plus qu’un roi; il avait dans le cœur un grand amour et la certitude d’être aimé.
Au bout d’un an, à cette même fête de Versailles qui lui avait ouvert le paradis, Maurice reçut un coup de massue.
La dompteuse lui dit un matin: «Fleurette est partie, ses parents sont venus la chercher.»
Combien de fois Maurice avait songé à cela! combien de fois avait-il pensé que Fleurette n’appartenait point à ce monde où le hasard l’avait jetée!
Elle avait des fiertés, des délicatesses qui semblaient appartenir à une autre caste.
Elle s’était instruite elle-même: elle parlait bien, d’une voix douce et distinguée, enfin sa sagesse n’était pas seulement celle d’une pauvre fille, c’était l’honneur fier et calme de celles à qui le respect est dû.
Maurice ne prononça qu’un mot:
– Je le craignais!
Et son dessein de l’année précédente fut exécuté sur l’heure.
Il se fit soldat; seulement, comme il voulait se faire tuer, il s’engagea dans un régiment d’Afrique.
Ce soir, en quittant la cabine de la dompteuse, après deux ans d’absence, Maurice était ivre et sentait son esprit chanceler comme au premier jour où il avait adoré Fleurette.
Son entrevue avec Léocadie ne lui laissa que des impressions confuses et contradictoires.
Deux notions surtout se heurtaient dans son cerveau et y faisaient la nuit.
Fleurette l’aimait encore, elle l’avait prouvé en visitant la baraque à ses risques et périls.
Mais un autre homme occupait la pensée de Fleurette, et ses visites à la baraque n’étaient pas pour Maurice tout seul.
Que croire?
Le côté mystérieux des renseignements fournis par Léocadie, les Habits Noirs, les dangers, l’histoire tronquée de ce bandit sanguinaire et charitable, le chiffonnier Coyatier, tout cela papillonnait devant les yeux troublés de Maurice.
Il n’y comprenait rien et se demandait si Léocadie y comprenait quelque chose elle-même.
Un seul point clair et net faisait tache dans sa nuit comme une lame d’acier brille sourdement dans les ténèbres; c’était un nom qui sans cesse résonnait, malgré lui, à son oreille: Remy d’Arx.
Il détestait jusqu’à la folie l’homme inconnu qui portait ce nom; il eût donné une moitié de son sang pour voir cet homme en face de lui, l’épée à la main.
La route est interminable du Jardin des Plantes jusqu’aux environs de l’Arc de l’Étoile; c’est Paris tout entier qu’il faut traverser dans sa plus grande longueur.
Le chemin sembla court à Maurice et le passage des heures lui parut singulièrement rapide; il fut tout étonné d’entendre une heure du matin sonner à l’horloge de l’Elysée comme il franchissait le rond-point, entre la rue Montaigne et l’allée des Veuves.
– Je le verrai, se disait-il, résumant le décousu de ses rêveries: il faut que je la voie, c’est le principal. Tant mieux, s’il y a du péril, je la protégerai. Quel est mon espoir, cependant? Sa famille me chassera. Eh bien! mon espoir, c’est le sien. Il faut que je la voie pour savoir ce qu’elle espère. Si elle m’aimait assez pour jeter de côté toute cette noblesse, toute cette fortune… Elle a un projet, puisqu’elle est venue.