– Il fait jour.
L’Alsacien recula de plusieurs pas et son visage naïf exprima la consternation la plus complète.
– Faut-il en avoir du guignon! grommela-t-il en crispant ses doigts dans ses cheveux: m’être mis dans un pareil pétrin pour une fois que je me suis fait payer à boire! À Paris, avant de parler avec quelqu’un, faudrait lui demander ses papiers.
M. l’Amitié approuva du bonnet et choisit un bon vieux fauteuil où il s’assit commodément.
– Tu parles comme un livre, Meyer, mon ami, dit-il d’un ton doux et jovial. Est-ce que tu as les clefs de la cave?
Meyer haussa les épaules, et M. l’Amitié reprit:
– Non? le père Kœnig est un homme prudent… Alors, va-t’en au cabaret me chercher une bouteille de mâcon cachetée à vingt-cinq.
L’Alsacien se dirigeait vers la porte, M. l’Amitié l’arrêta.
– Attends, continua-t-il, je vais te donner toutes tes instructions d’un seul coup. Tu viens toi-même de constater le faible de ton maître pour les plaisirs des champs; en conséquence, nous n’avons nulle crainte d’être dérangés. Jusqu’à voir, je suis ici chez moi…
– Comment, chez vous! voulut interrompre Meyer.
– Tais-toi. Il va venir un brave jeune homme d’une trentaine d’années, un peu boiteux, et qui se sert en marchant d’une grosse canne de jonc à pomme d’ivoire; il te demandera si M. Kœnig est à la maison, tu lui répondras oui.
L’Alsacien protesta par un geste énergique, mais il baissa les yeux sous le regard de M. l’Amitié, qui poursuivit:
– Et tu diras en t’adressant à moi: Patron, v’là quelqu’un qui voudrait vous parler. Je consentirai à recevoir le visiteur en question, et comme il m’est envoyé par un ami, je l’inviterai à prendre un verre de vin. Tu apporteras alors, comme si elle venait de la cave, la bouteille de mâcon cachetée à vingt-cinq. Est-ce compris?
– Et pourquoi tout cela? demanda Meyer.
– Est-ce compris? répéta M. l’Amitié.
L’Alsacien laissa échapper un geste d’impuissante colère.
– Et après? demanda-t-il.
– Après, tu fermeras ta devanture et tu iras te promener.
– Mais vous?
– Ne t’inquiète point de moi, répondit M. l’Amitié.
– Vous coucherez ici?
– Il y a la petite porte de l’allée, mon fils.
– Elle est fermée.
– Voici la clef.
Meyer resta bouche béante à regarder le loquet rouillé que son interlocuteur lui montrait.
– Est-ce que papa Kœnig en mange? balbutia-t-il.
– Peut-être bien, répliqua l’Amitié, qui remit ses mains dans ses manches. Meyer avait les joues rouges jusqu’aux oreilles.
– Écoutez, s’écria-t-il, tout ça a mauvaise odeur et vous êtes capable de faire un méchant coup. Je suis un honnête homme, vous allez prendre la porte et tout de suite, ou j’appelle la garde!
M. l’Amitié croisa l’une sur l’autre ses jambes chaudement chaussées et s’arrangea le plus commodément qu’il put dans son fauteuil.
– Il y avait une fois, dit-il sans élever la voix, un jeune garçon qui faisait semblant de dormir sur une table du cabaret de la Pomme de Pin, pendant qu’on assassinait le receveur de la banque dans la salle voisine…
– Je dormais! fit Meyer avec épouvante, je jure devant Dieu que je dormais! j’étais ivre pour la première fois de ma vie.
– On cherche ce jeune garçon poursuivit M. l’Amitié… As-tu quelquefois vu des billets doux comme celui-là, bonhomme?
Sa main se plongea sous les revers de sa houppelande et un papier frappé d’un large timbre vint tomber aux pieds de Meyer.
Le malheureux garçon se pencha pour mieux voir, puis ses genoux fléchirent comme s’il eût reçu un coup sur la tête.
– Un mandat d’amener! prononça-t-il d’une voix étranglée; oui, je connais cela; j’ai été domestique au greffe de Colmar… et mon nom! mon nom écrit en toutes lettres!… qui donc êtes-vous?
– Peut-être un inspecteur dans l’exercice de ses fonctions, répliqua M. l’Amitié, dont le sourire devint cruel. Parlons en français: je suis en train de pêcher aujourd’hui un plus gros poisson que toi. Si tu marches droit, je fermerai un œil et tu auras le temps d’aller te faire pendre ailleurs. Tiens, voilà un louis, va acheter le vin et garde la monnaie pour ton voyage. Si tu m’en crois, tu coucheras cette nuit sur la route d’Allemagne.
Meyer sortit d’un pas chancelant; ses cheveux hérissés remuaient sur son crâne.
Un quart d’heure après, toujours dans l’arrière-boutique du papa Kœnig, revendeur de vieilleries et amateur de joies champêtres, M. l’Amitié était assis devant un guéridon soutenant une bouteille entamée, deux verres pleins et une chandelle de suif.
De l’autre côté de la table s’asseyait le visiteur mystérieux dont il avait donné le signalement à Meyer.
Meyer avait disparu.
– Je suis tout joyeux, disait M. l’Amitié, qui parlait maintenant avec un léger accent allemand, de faire la connaissance d’un compatriote et d’un coreligionnaire. Comment vont tous nos bons amis de Carlsruhe, mon cher monsieur Hans?
– Les uns bien, les autres mal, répondit le visiteur, dont le visage accusait énergiquement le type israélite.
L’Amitié frappa ses mains l’une contre l’autre.
– Voilà des réponses comme je les aime! s’écria-t-il. Passé le pont de Kehl, de ce côté-ci, on ne rencontre plus que des fous qui parlent droit, hé! mon frère?
Hans ne répondit que par un signe de tête approbatif. C’était un jeune homme aux traits pointus, à l’air maladif. Sa physionomie inquiète exprimait la dureté et la méfiance.
– Trinquons, reprit l’Amitié, qui affectait au contraire une extrême rondeur: à la santé de Moïse, de Jacob, d’Issachar, de Jéroboam, de Nathan, de Salomon et des autres.
Les verres se choquèrent et l’Amitié ajouta:
– Comme cela, mon bon frère, vous voulez me vendre un petit tas de bric-à-brac. Ce ne sont pas des meubles, je pense, car le port serait cher du grand-duché jusqu’ici. Ne serait-ce pas plutôt un lot d’étoffes? Ah! vous souriez, compère? Je parie qu’il y a de la dentelle! il en passe à Bade tous les ans pour des millions et sur de jolies épaules encore. Mais vous devez être un homme sage, Hans Spiegel, vous laissez les épaules et vous ne vous occupez que des dentelles.
Hans Spiegel souriait peut-être en dedans, mais sa figure restait morne et chagrine.
– On m’a dit, prononça-t-il tout bas, après avoir trempé ses lèvres dans son verre sans boire, que vous étiez homme à traiter au comptant une affaire d’une certaine importance.
– Au comptant, répéta l’Amitié au lieu de répondre, au comptant, cela dépend. L’argent a peur; il se cache. Qu’est-ce que vous appelez une affaire importante, frère Hans?
Spiegel rougit imperceptiblement et répliqua en baissant la voix davantage:
– Une affaire dans les cent… deux cents… peut-être trois cent mille francs.
– Vive Dieu! s’écria l’Amitié, les jolies épaules étaient donc diantrement chargées?