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Il s’arrêta au milieu de l’avenue des Champs-Élysées et s’assit sur un banc pour mettre sa tête brûlante dans ses mains, qui étaient de glace.

– Mais ce Remy d’Arx! murmura-t-il d’une voix étouffée. Il est riche, lui, sans doute, il est de ceux qu’on épouse sans fuir sa famille, sans renoncer au monde…

Un instant il resta muet dans le grand silence de la promenade déserte, mais il se leva brusquement et dit en reprenant sa route à pas précipités:

– Je suis fou! Cette pauvre femme la juge selon elle-même. Est-ce qu’il y a une comparaison possible entre elles deux? Elle m’aime, puisqu’elle me le dit et puisqu’il n’y a rien sur la terre de si vrai, de si loyal qu’elle! Il faut que je la voie, au premier mot tout sera éclairci, et quelle joie quand elle tendra son beau front à mon premier baiser! Si M. Remy d’Arx… Eh bien! les Arabes ont encore des balles dans leurs fusils et cette fois je ne prendrai pas la peine de me défendre.

Au coin de la rue de l’Oratoire, il vit la file des équipages qui stationnaient devant le portail d’un riche hôtel.

Il allait passer franc, car tout ce qui sentait l’opulence et le bonheur lui inspirait, cette nuit, une sombre jalousie, mais il s’arrêta court parce qu’un valet, ouvrant le portail et faisant quelques pas sur le trottoir, cria d’une voix haute:

– La voiture de M. Remy d’Arx… avancez!

XI L’assassinat

À ce nom que le hasard lui jetait comme un écho de sa haine, Maurice resta immobile.

Il sembla qu’une force inconnue clouait ses pieds au sol.

À l’appel du valet, un élégant coupé quitta la file des équipages et monta le chemin pavé qui traversait le trottoir pour entrer dans la cour de l’hôtel.

Un instant encore, Maurice demeura immobile, puis il pensa:

– Je suis trop éloigné, je ne le verrai pas. Et d’un bond il gagna la porte cochère.

Le coupé, après avoir pris son maître au perron, redescendait la pente au petit pas. Les deux portières étaient fermées, car la nuit se faisait froide à cette heure matinale.

– Gare, dit le cocher à Maurice, qui barrait la route. Maurice s’écarta aussitôt, mais si peu que la roue le frôla en passant. Il tendit la tête avidement et son regard se heurta contre la glace de la portière, troublée par l’humidité de la nuit.

Sans savoir ce qu’il faisait peut-être, il suivit la voiture, dont son coude effleurait le panneau.

– Gare! dit encore le cocher au moment de tourner pour prendre la chaussée.

Il enleva ses chevaux.

Maurice se mit à courir en redescendant l’avenue, puis il fut pris de honte et revint sur ses pas.

– Je suis fou! pensa-t-il.

L’équipage roulait vers la place de la Concorde. Maurice s’arrêta rue de l’Oratoire devant la porte du numéro 6. Ses tempes étaient baignées de sueur et son cœur révolté l’étouffait à force de battre. Il se disait:

– Non, je ne suis pas fou, je donnerai de mon sang pour l’avoir vu, et pour le reconnaître entre mille, fût-ce au bout du monde!

Il frappa.

Le portier vint le regarder à travers un petit guichet grillé.

– Ah! fit-il, voici le commencement! c’est l’officier d’Afrique qui a pris le numéro 17, au second sur le derrière, et ce sera comme ça tous les jours!

Il tira le cordon.

– Les locataires de M. Chopin! dit-il, les élèves de M. Chopin! de l’ouvrage en masse! mais pour des profits, cherche! Est-ce que c’est votre habitude de rentrer à ces heures-là, mon officier?

Maurice, qui ne l’entendait même pas, passa sans répondre.

– Bon! continua le concierge, au moins en voici un qui est poli! un va-nu-pieds de zéphir qui amènera on ne sait pas qui dans la maison! Avec ça que l’autre, son voisin de carré, a une mine de revenant de Brest! Et deux nouveaux élèves, ce soir, pour M. Chopin: un furet qui s’est glissé… où donc que j’ai vu cette figure-là? et une manière d’ours que je n’ai pas osé seulement lui dire qu’il n’avait pas une tournure à apprendre la musique!… Je ne l’ai pas vu ressortir, l’ours mal léché… n’empêche que j’en ai par-dessus les oreilles de M. Chopin et de ses chalands; je le dirai au propriétaire. Il n’y aurait rien d’étonnant qu’avec un va-et-vient de camarades comme ça, un malheur arriverait dans la maison.

Il se retourna vivement au moment d’entrer dans sa loge, parce qu’une voix se faisait entendre du côté de la cour.

C’était Maurice qui se promenait de long en large, les bras croisés, la tête baissée, et qui disait:

– Il est riche, il est beau, je le hais, oh! je le hais!

– Après qui donc que vous en avez? demanda le concierge, qui avait entendu seulement ces derniers mots.

Maurice disparut dans l’allée du second corps de logis et le concierge referma sa loge en murmurant:

– Des sauvages, je vous dis! faudra qu’on fasse maison nette ou bien il arrivera quelque chose.

Maurice avait monté précipitamment les deux étages qui menaient à sa chambre. Il voulut mettre la clef dans la serrure, mais sa main tremblait et il ne pouvait trouver le trou.

Le carré, qui n’avait point de fenêtres, était très obscur; une lueur passait entre le seuil et la porte du voisin.

Maurice y gratta et demanda:

– Puisque vous êtes encore éveillé, voulez-vous me donner de la lumière?

Il n’eut point de réponse.

Il crut entendre le bruit d’une bougie qu’on souffle et la lueur disparut.

À force de tâtonner, il finit par trouver la serrure, et comme il était harassé de fatigue, il se jeta tout habillé sur son lit, sans même allumer sa lampe.

La lassitude de son corps n’était rien auprès de celle de son esprit.

Chaque fois qu’il voulait réfléchir, sa pensée le fuyait douloureusement et son intelligence était comme meurtrie.

Aussitôt étendu sur sa couche, il tomba dans un sommeil pénible, coupé par de fréquents et brusques réveils.

Quand il ouvrait les yeux ainsi, il voyait un rayon de lune découpant sur la muraille qui lui faisait face les feuilles tremblantes d’un arbre à moitié dépouillé.

Quand il refermait les yeux, une figure surgissait dans la nuit, toujours la même: le visage de cet homme qu’il n’avait jamais vu, mais que son imagination lui montrait fier et beau, de cet homme dont il avait appris le nom depuis quelques heures et qui était son ennemi mortel.

Une fois, il se releva sur le coude en frottant ses paupières.

La lueur qu’il avait remarquée, en arrivant sous la porte du voisin inhospitalier, brillait maintenant à travers les planches mal jointes de la cloison de droite, vers laquelle le rayon de lune inclinait lentement.

Le numéro 18 avait rallumé sa bougie.

Maurice, dont la tête était de plus en plus faible, eut une fantaisie d’enfant; il souhaita de voir à travers les planches qui était cet homme et ce qu’il faisait.

Mais il aurait fallu quitter son lit, où son anéantissement le clouait.

Sa nuque lourde retomba sur le traversin et il s’endormit cette fois, pour tout de bon.