Sa raison chancelait; il y avait comme une paralysie sur ses membres et sur son intelligence. Pourtant, une idée essayait de se faire jour en lui, l’idée d’un complot inouï, dirigé par des gens qu’il ne connaissait pas contre sa liberté, contre sa vie peut-être.
Ces choses sont longues à raconter, mais elles se succédaient plus rapides que l’éclair.
Deux minutes ne s’étaient pas écoulées depuis le réveil de Maurice, et ce qui va suivre dura à peine quelques secondes.
La première voix qui avait parlé dans le corridor reprit:
– Moi, je ne dormais pas, j’ai entendu le commencement. L’officier du numéro 17 a d’abord forcé la porte de communication et brisé la serrure. Au premier cri j’ai éveillé M. Chopin. Quand nous sommes descendus chez le concierge, ça devait être fini.
– Oui, dit une honnête voix qui devait appartenir au maître de musique, on n’entendait plus rien.
– Le portier est parti dare-dare pour le bureau de police, et les trois garçons du boulanger qui étaient encore après le four font faction dans les terrains, là-bas, devant la petite porte du jardin de l’hôtel d’Ornans. Il est pincé comme un rat dans une ratière, le lieutenant!
Maurice appuya ses deux mains contre son front.
Il avait donné en sa vie des preuves de bravoure indomptable.
Au milieu de cette armée d’Afrique, basée sur les prodiges d’intrépidité, il passait pour un des plus intrépides; on l’avait vu courir à la mort en riant, et nul n’avait poussé plus loin que lui cette furie française qui s’exalte aux ardentes ivresses de l’épée.
Il avait peur aujourd’hui, horriblement peur; une sueur glacée inondait ses tempes et ses jambes chancelantes grelottaient sous lui.
Chaque parole prononcée était désormais un coup de massue.
On disait vrai de l’autre côté de la porte: il se sentait pris au piège et restait comme écrasé sous la conscience de sa perte certaine.
L’idée lui était bien venue de s’élancer au-dehors et de crier: «Mensonge! c’est un autre qui a tué; moi je suis venu pour porter secours.»
Mais son trouble, remarqué par le concierge, mais ces paroles échappées à sa colère, mais cette porte fracturée, cette serrure forcée!…
Et par-dessus tout, l’ensemble des précautions prises par ses ennemis invisibles: la pince d’acier, la fausse clef: l’évidence d’une conspiration tramée contre lui!
Tout l’écrasait, tout lui manquait; il n’avait plus ni paroles, ni force, et ses mains frémissantes qui se promenaient sur son crâne faisaient bruire ses cheveux hérissés.
– Le commissaire! cria-t-on dans l’escalier, voilà le commissaire!
Maurice jeta tout autour de lui un regard de détresse. Plusieurs voix dirent à la fois:
– Monsieur le commissaire, on n’a pas voulu ouvrir avant votre arrivée.
La main de Maurice, qui tremblait comme celle d’un centenaire, poussa doucement le verrou à l’intérieur de la chambre de Spiegel.
Il respira, content de cette frêle barrière mise entre lui et ses persécuteurs.
Des pas nouveaux retentirent sur le carré et l’on frappa.
– Ouvrez, au nom de la loi! fut-il dit.
Maurice recula de plusieurs pas. Deux larmes vinrent à sa paupière. Il regarda son uniforme où il y avait du sang, car il avait essayé de relever le cadavre.
La sommation légale fut répétée pour la seconde fois, et en même temps on attaqua du dehors, non seulement la serrure du numéro 18, mais encore celle du numéro 17: sa propre chambre à lui, Maurice.
Il se souvint de l’avoir fermée, par hasard, en rentrant.
Dans la position où il était, éloigné le plus possible de la porte, un vent froid tombait sur son crâne. Il se retourna et leva les yeux; la fenêtre ouverte était au-dessus de lui.
Toutes les voix parlaient ensemble sur le carré parce qu’on donnait des détails au commissaire.
– Fuir, c’est avouer! pensa Maurice.
– Nous avons un juge d’instruction, dit le commissaire, qui mène les choses un peu à rebrousse-poil. On croirait qu’il cherche des innocents au lieu de faire la chasse aux coupables. Mais si votre Africain est là comme vous le dites, je constaterai tout uniment le flagrant délit, et du diable si le bourreau ne s’en mêle pas, cette fois!
Maurice se redressa de son haut. On avait fait la troisième sommation, et la porte du numéro 17, cédant à une pesée, s’ouvrait avec bruit.
D’un saut Maurice atteignit l’appui de la croisée, qui était très élevé au-dessus du sol, et disparut.
En ce moment même les gens du corridor faisaient irruption dans les deux chambres, dont la première était vide; la seconde ne contenait que le cadavre du juif assassiné.
XII Le colonel
Les petites fêtes de l’hôtel d’Ornans se terminaient d’habitude par un souper intime où n’étaient admis que les amis très particuliers et les joueurs de whist de la marquise.
C’étaient tous gens de l’autre siècle: Louis XVII avait date certaine et le bon colonel Bozzo se vantait d’avoir marivaudé dans sa jeunesse avec Mme de Pompadour, qui était, à son dire, une très aimable femme.
Mme d’Ornans, elle-même, beaucoup moins âgée, aimait les modes de jadis.
Ces petits soupers, assurément, ne ressemblaient point à ceux de la régence, mais on y causait librement, surtout quand Valentine prenait la fuite pour aller se retirer dans sa chambre.
On se couchait alors au jour pour se lever Dieu sait à quelle heure.
La marquise, femme de vie discrète et parfaitement régulière, confessait qu’elle n’avait point entendu sonner midi depuis sa plus tendre jeunesse.
Le colonel, au contraire, entendait sonner toutes les heures de la journée et de la nuit.
Il avait un côté fantastique, ce charmant et doux vieillard: il passait pour ne jamais se mettre au lit.
Quarante minutes après que son coupé modeste avait quitté la cour de l’hôtel d’Ornans, vous l’eussiez trouvé en robe de chambre assis à son austère bureau, dans sa maison de la rue Thérèse, qu’il avait transformée en établissement de bienfaisance.
Cette nuit-là, les invités de la marquise avaient pris congé de bonne heure, peut-être parce Mlle de Villanove, qui était l’âme de ces petites fêtes, s’était retirée chez elle tout de suite après son entrevue avec M. Remy d’Arx.
La danse avait langui; cette belle comtesse Corona n’était pas la femme qu’il fallait pour faire les honneurs d’une réunion de jeunes filles: elle était triste, dès qu’un intérêt vif et actuel ne la distrayait point de ses peines, et le drame de sa vie la préoccupait trop passionnément pour qu’elle pût prendre part à des amusements presque enfantins.
À l’heure du souper Mme la marquise se mit à table d’assez mauvaise humeur; elle n’avait aujourd’hui, par hasard, qu’un seul fidèle, le colonel Bozzo, agréable causeur, mais médiocre convive, parce qu’il mangeait moins encore qu’il ne dormait.
Une alouette eût jeûné si on l’eût condamnée à son régime.
Il s’assit néanmoins gaillardement vis-à-vis de sa vieille amie et déclara qu’il était en disposition de faire une petite débauche cette nuit.