«Je suis seule. Il y a en moi quelque chose qui me dit: Tu es perdue. Pourquoi suis-je seule à l’heure du danger? Pourquoi n’es-tu pas là? J’aurais dû te rappeler plus vite. J’ai eu peur du monde; on m’a appris les lois, les convenances du monde; il m’a semblé un instant que je devais leur obéir.
«Que m’importe tout cela! tu serais venu, j’en suis bien sûre, et tu me dirais: Courage!
«Courage! contre qui? de quoi suis-je menacée? ils m’entourent et ils m’aiment, je n’ai pas le temps de concevoir un désir.
«Mais je me souviens, il y a des choses que je n’ai pas dites, même à toi; j’essaie souvent de me persuader que j’ai fait un rêve terrible quand j’étais tout enfant… oh! terrible!
«Ceux qui s’intéressent à une jeune fille la surveillent, n’est-ce pas? Il me surveille, il en a le droit, il veut me donner une partie de sa fortune; il est le meilleur ami de celle qui me tient lieu de mère.
«Il vient de venir à l’improviste, comme il fait toutes choses. Il voit à travers les murailles, on ne peut lui cacher aucun secret. Il m’a parlé avec bonté, avec tendresse, et je reste brisée comme si j’avais lutté contre un implacable ennemi!
«Peut-on respecter ainsi un homme presque à l’égal d’un père, et le craindre plus qu’un démon?…
«Vois, ma main tremble; pourras-tu me lire?… J’ai froid jusque dans mon sang, et pourtant il me faut cette croisée ouverte, ce vent de la nuit qui rafraîchit la brûlure de mon front.
«Sous la fenêtre, c’est un beau jardin, tout plein de fleurs, et dont mon jeune cousin, Albert d’Ornans, qui est mort, franchissait, dit-on, les murailles pour aller à ses amours et à ses plaisirs.
«Je ne l’ai pas connu, mais j’habite sa chambre et quelque chose de lui est autour de moi. Son portrait est dans le salon; c’était un beau jeune homme, hardi et rieur comme toi.
«Une fois, de son château de Sologne, il écrivit à sa mère une lettre qui disait à peu près ceci: Es-tu bien sûre de ceux qui t’entourent? Je sais des choses graves que je ne veux point confier au papier. Invite à dîner Remy d’Arx pour le jour de mon arrivée…
«Remy d’Arx est un juge. Maurice, tu me rendrais heureuse si tu devenais son ami.
«Mais à quel propos te dis-je cela? oh! ma pauvre tête!
«Il ne se leva jamais, le jour de l’arrivée, pour le jeune marquis d’Ornans, mon cousin. Quelques jours après on reçut la nouvelle de sa mort. Un coup de fusil tiré sous bois. On ne lui connaissait pas d’ennemis et ces accidents surviennent si souvent à la chasse…
«Mais qu’aurait-il dit à sa mère et à Remy d’Arx, s’il était revenu?
«Tu dois me croire folle, je ne t’ai pas encore parlé de toi. J’ai peur. Il y a de grands terrains déserts au-delà du jardin, dont les murs sont forts élevés, mais puisque mon cousin les franchissait, d’autres pourraient faire comme lui.
«Moi aussi je me crois folle, il me semble à chaque instant que j’entends des pas. Tiens! en ce moment même je jurerais… c’est que, toute la soirée, au salon, ils ont parlé de voleurs et d’assassins… des Habits Noirs. Ce nom seul me fait frissonner, et si tu savais pourquoi! J’ai peur comme les enfants qui se mettent au lit, l’esprit plein de brigands et de fantômes.
«Moi qui étais si brave autrefois, te souviens-tu? Mais ce sont des idées de fièvre, car j’ai la fièvre. Je voudrais n’avoir pas d’autres frayeurs que celle-là. Le vrai danger n’est pas sous mes fenêtres.
«Maurice, il faut venir à mon secours. Maurice, Maurice chéri, j’ai besoin de toi et je t’aime! Oh! ne doute jamais de mon cœur, quoi qu’il arrive: je t’aime; je suis sûre de t’aimer!
«Aujourd’hui même on m’a demandée en mariage, et c’est lui… Écoute! je te le jure devant Dieu, je n’aime que toi. Remy d’Arx est mon ami, mon allié naturel, il me faut son aide, il lui faut aussi la mienne. Comment t’expliquer cela dans une lettre? Si tu étais là, tu verrais mon âme dans mes yeux, je te dirais la différence qu’il y a entre l’ardente tendresse que j’ai pour toi et l’affection tranquille qui m’attire vers M. d’Arx. Toi, tu es mon cœur tout entier, tu es mon mari, je veux que tu sois mon mari; lui, j’ai refusé sa main sans hésitation, sans regret…»
Sa plume s’arrêta après avoir tracé ce mot et resta un moment suspendue.
Son sein battait; une larme perla sous ces belles paupières baissées.
– Mon Dieu, murmura-t-elle, je vous prends à témoin, c’est la vérité ce que je dis: je n’aime que Maurice!
Elle déposa la plume pour échauffer sa main glacée contre l’ardeur de son front.
– Et pourtant, reprit-elle avec une sorte de désolation, la pensée de M. d’Arx est aussi en moi tenace, obstinée… mais ce n’est pas la même chose et je peux dire la main sur ma conscience: M. d’Arx et le reste du monde fussent-ils d’un côté et Maurice tout seul de l’autre, c’est Maurice qui emporterait la balance!
Deux heures venaient de sonner à l’horloge de l’hôtel.
Dans le silence de la nuit, devenu plus complet, un bruit s’était fait vers la partie orientale du jardin, du côté de la rue de l’Oratoire, mais Valentine était dominée si fortement par sa rêverie qu’elle ne l’avait point entendu.
Sa plume courait de nouveau sur le papier:
«… Mon Maurice bien-aimé, je suis descendue en moi-même, j’ai regardé jusqu’au fond de mon âme, je ne veux que toi, je suis toute à toi.
«Écoute bien, quand tu vas revenir, notre première entrevue aura lieu chez la bonne Léocadie, mais nous n’aurons qu’une entrevue de cette sorte. Ma détermination est bien prise, rien ne pourrait la changer, je te ramènerai avec moi à l’hôtel, ouvertement, en triomphe, devrais-je dire, car je suis fière de toi, je suis fière de t’aimer. Je te prendrai par la main, nous monterons ensemble chez Mme la marquise; tant mieux si le colonel Bozzo est là! elle et lui sont les deux seules personnes qui aient des droits sur moi.
«Avec toute autre jeune fille, ce qui va suivre aurait l’air d’un enfantillage ou d’un roman, mais ma position n’est pas celle des autres jeunes filles: crois-moi sur parole, j’ai beaucoup réfléchi et je te parle sérieusement.
«Je dirai à Mme la marquise et au colonel que tu peux regarder l’une comme ma mère d’adoption, l’autre comme mon tuteur; je leur dirai: «Voici Maurice; il n’est ni riche ni noble, mais je l’aime et je veux être sa femme.» S’ils acceptent, que Dieu soit béni! nous serons leurs enfants et ne t’inquiète pas du monde: le monde nous applaudira puisque nous serons riches; s’ils refusent, je redeviens Fleurette. C’est Fleurette que tu aimais et non pas Mlle de Villanove; nous sommes jeunes tous les deux et nous pouvons faire d’autres métiers que celui de saltimbanque, nous travaillerons, nous serons heureux. N’aie pas peur qu’avec toi je regrette jamais le somptueux hôtel où j’ai passé deux années; ce sera dans mon souvenir comme un rêve brillant, il est vrai, mais trop souvent douloureux…»
Elle s’interrompit tout à coup et prêta l’oreille.
On eût dit que la petite porte du jardin qui donnait sur les terrains de l’ancienne villa Beaujon venait de s’ouvrir et de se refermer.
Elle regarda sa pendule, qui marquait dix minutes au-delà de deux heures.
– Il est temps de reposer, se dit-elle, cette lettre ne partira que demain.