– Mon Dieu! mon Dieu! fit Mme d’Ornans qui eut un frémissement nerveux, un assassin!
– Il n’y a pas à dire, fit le colonel en comprimant un bâillement léger, c’est épouvantable, mais cela tranche la question, et la loi va se charger elle-même de supprimer notre embarras.
La marquise poussa un gros soupir.
– Et que pensera le monde? dit-elle d’une voix gémissante; le prince, qui avait la bonté de lui porter tant d’intérêt, va savoir cela, et tous nos amis, et tout Paris…
– Ta, ta, ta! fit le colonel avec une mauvaise humeur non dissimulée; n’exagérons rien. L’invraisemblance d’un pareil roman, le mariage avec un homme honorable, vont donner un éclatant démenti à des rumeurs que la malveillance seule peut colporter.
La main de la marquise lui coupa la parole en se posant sur son bras.
– Un homme honorable! répéta-t-elle tout bas.
– Douteriez-vous de M. d’Arx?
– Non, au contraire, mais à cause de l’estime singulière que je fais de lui, je me demande s’il nous est permis en conscience de l’engager dans une semblable union.
Pour le coup, les jambes du colonel se décroisèrent.
– Ah çà, chère madame, s’écria-t-il avec une colère admirablement jouée, allez-vous plaider contre votre propre nièce? et vais-je être soupçonné, moi, d’attirer mon meilleur ami dans un piège? Jusqu’à présent vous m’aviez fait l’honneur d’avoir quelque confiance en moi, vous m’accordiez en outre une certaine sagacité et je vous ai entendu dire souvent que moi seul au monde je connaissais bien Mlle de Villanove.
– Ma confiance n’a pas diminué, voulut dire la marquise, mais…
– Permettez! il y a un raisonnement bien simple que vous auriez dû faire, chère madame. Vous auriez pu vous dire, puisque vous me faites la grâce de me regarder comme un galant homme, que si je persiste à marier votre nièce avec ce jeune homme, non seulement honorable, mais respectable, qui est pour moi un fils, un fils bien-aimé, c’est qu’il y a en moi je ne dirai pas l’espérance, mais la certitude de faire son bonheur au moyen de cette union.
En toute occasion, Mme d’Ornans subissait énergiquement l’empire de cette intelligence très supérieure à la sienne.
– Que Dieu vous entende! dit-elle pourtant; je suis habituée à vous croire, mais ne me serait-il pas possible d’interroger cette enfant quand elle va revenir à elle? Je voudrais savoir le fond même de sa pensée.
– C’est tout naturel, chère madame; répliqua le colonel, qui se leva et prit son chapeau; mais, en ce cas, je vous offre ma démission et j’ai bien l’honneur de vous saluer.
– Mais pourquoi? fit la marquise, étonnée; quelle mouche vous pique!
– Je travaille seul, bonne amie, répondit délibérément le vieillard, ou je ne travaille pas du tout. Je me déclare trop vieux pour traîner votre voiture si vous vous amusez vous-même à mettre des bâtons dans les roues. Vous connaissez le moyen préconisé par La Cuisinière bourgeoise pour faire un civet: il faut d’abord un lièvre; eh bien! pour faire un mariage, il faut une épousée. Le docteur, qui ne trouve peut-être pas très poli notre aparté prolongé, vient de nous dire que le salut de Mlle de Villanove était au prix d’un calme absolu, et votre première idée est de l’interroger, de la tourmenter plutôt. Quelque bonté, quelque délicatesse que vous mettiez dans votre interrogatoire, ne voyez-vous pas d’ici l’émotion revenue, le trouble, le choc des souvenirs imprudemment réveillés!…
Il avait élevé la voix et tourné furtivement son regard vers le Dr Samuel.
Celui-ci était homme sans doute à comprendre la signification d’un coup d’œil, car il agita les mains d’un air effrayé et dit:
– Pas si haut, je vous en prie! nous arrivons à l’instant critique.
– Vous voyez, madame, reprit le colonel, qui baissa aussitôt la voix jusqu’au murmure.
Il ajouta en prenant la main de la marquise:
– Nous ne nous brouillons pas pour cela, mais voici mon dernier mot: lequel de nous deux va se retirer? Je ne veux de vous sous aucun prétexte au chevet de Valentine en ce moment dangereux où elle reprendra ses sens.
– Je m’en vais, dit précipitamment Mme d’Ornans, gardez-nous tout votre intérêt, bien cher ami, nous en avons grand besoin.
Il lui offrit son bras et la reconduisit jusqu’à la porte.
– Et mettez vos inquiétudes de côté, chère madame, dit-il en arrivant au seuiclass="underline" puisque j’ai carte blanche, je réponds de tout. Voyons, vous aviez l’intention de vous reposer un peu, je vous accorde quatre heures de bon sommeil, jusqu’à midi; mais après votre déjeuner qu’on attelle et voyagez tout l’après-midi pour la corbeille.
– Parlez-vous donc sérieusement? demanda la marquise, incrédule et triste.
Le colonel lui baisa la main en répétant:
– La corbeille! Toutes affaires cessantes, la corbeille, la corbeille!
Il rentra et referma la porte.
Le Dr Samuel, quittant le lit de Valentine, vint à lui aussitôt.
C’était un homme de cinquante ans à peu près, très pâle, le nez busqué, la bouche rentrée, l’œil terne, le crâne ravagé.
Les veilles laborieuses produisent parfois le même résultat physique que l’inconduite.
Il y a des savants usés par le travail qui ressemblent aux invalides de l’orgueil.
Le docteur devait sa clientèle noble au colonel, qui avait eu d’abord de la peine à l’ancrer dans un certain monde; mais désormais sa réputation était bien établie, et la confiance que lui témoignait M. de Saint-Louis avait consacré son succès.
– On l’éveillera quand on voudra, dit-il très bas, mais s’il valait mieux qu’elle ne s’éveillât point, tout se passerait le plus naturellement du monde.
Le colonel haussa les épaules et demanda:
– Est-ce vrai que dans l’état où elle est on peut entendre et comprendre?
– On cite des cas variés qui établiraient le pour et le contre, répondit le médecin, mais vous voyez que je parle très bas. S’éveillera-t-elle ou faut-il qu’elle dorme toujours?
– Ma parole, fit le colonel, on dirait que nous passons notre vie à rêver plaies et bosses! Nous ne t’avons pourtant pas encore acheté beaucoup de mort aux rats, vieux Samuel!
– Comme elle est héritière de la marquise… commença le docteur.
– Vous êtes tous de bons petits enfants, interrompit le colonel, mais vous n’avez pas inventé la poudre: pas plus Lecoq que les autres, avec ses grands airs, et quand il me faudra choisir mon successeur, c’est toi que je prendrai, mon fils, tu peux compter là-dessus. Soigne bien cette jeune personne-là, entends-tu; elle vaut pour nous trois ou quatre fois l’héritage de la marquise.
– Un joli denier, alors, fit le docteur.
– Dix fois, vingt fois l’héritage de la marquise! poursuivit le colonel.
Il atteignit sa montre.
– Voilà huit heures qui vont sonner; continua-t-il; à dix heures juste, le conseil se réunira chez moi. Ne manque pas d’y venir; tu apprendras des choses curieuses. Et maintenant, éveille-moi cette enfant-là avec précaution; tu sais que tu me réponds d’elle!