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– Drôle de fillette! je suis sûr qu’elle a déjà son idée.

Avant de franchir le seul, il lui envoya encore un baiser avec ces mots:

– Du calme! on veille sur vous et on vous aime.

Dans le corridor, il y avait une soubrette qui s’éloignait précipitamment et qui avait tout l’air d’avoir écouté à la porte.

– Suzon! appela le colonel à voix basse, Sidonie! viens çà, Marion!

La soubrette revint sur ses pas en disant:

– Victoire, s’il vous plaît, monsieur le colonel.

– Victoire, soit! Dis-moi, et ne mens pas, est-ce toi qui vas chercher le fiacre, les soirs où Mlle de Villanove sort par la petite porte du jardin?

Victoire joignit les mains et voulut se récrier.

– Bon, fit le colonel, c’est toi, je m’en doutais. Eh bien, ma fille, si Mlle de Villanove envoie par hasard chercher une voiture ce soir…

– Dans l’état où elle est, y pensez-vous, grand Dieu!

– Oui, dans l’état où elle est.

– Je me garderais bien… commença Victoire.

– De refuser, interrompit le colonel; tu aurais raison, il faut obéir à ses maîtres.

Il lui glissa une couple de louis dans la main, et comme Victoire le regardait, stupéfaite, il ajouta:

– Hélas! ma fille, à l’âge que j’ai, on a tout vu, et l’on ne sait plus être sévère.

– Est-ce possible, s’écria la soubrette, qu’il y ait des gens si bons que cela? Qu’est-ce que vous m’ordonnez, monsieur le colonel?

– D’amener une voiture à notre belle chérie, mais non pas la première venue. Je protège un certain cocher dont tu trouveras le fiacre ici près, un peu en dehors de la station. Pour être bien sûre de ne pas te tromper, tu lui diras… Car tu parles un peu italien, n’est-ce pas?

– Mademoiselle ne m’aurait pas prise sans cela.

– Tu diras au cocher: «Giovan-Battista.» C’est son nom.

– Et il me répondra?

– Le tien, qui est charmant comme toi: «Vittoria.»

Il lui caressa doucement le menton et ils restèrent un instant à se regarder en souriant.

– Maintenant, reprit le colonel, va délivrer le Dr Samuel, qui attend ici près; dis-lui qu’il fasse une petite visite à notre belle chérie et surtout, tu entends bien, dis-lui de ne pas manquer au rendez-vous qu’il sait bien: dix heures sonnant. Ce sera curieux. Dis-lui que ce sera très curieux.

XV Le conseil des Habits Noirs

C’était une grande chambre très haute d’étage et dont les boiseries sombres avaient quelque chose de claustral. L’hôtel du colonel Bozzo, situé rue Thérèse, était du reste une ancienne maison religieuse, bâtie pour servir de succursale aux dames de Port-Royal, sur un terrain donné par la maison de Choiseul.

La chambre où nous entrons se trouvait au premier étage, sur le derrière, et regardait par trois fenêtres grillées un jardin petit, mais planté de vieux arbres.

Pour meubles, il y avait des chaises recouvertes de cuir noir, avec deux canapés pareils placés des deux côtés de la vaste cheminée.

Au centre se voyait une table oblongue avec un tapis de drap vert, comme on en trouve dans tous les lieux où se réunissent des comités ou des conseils d’administration.

Rien ne manquait de ce qui garnit habituellement ces tables consacrées, ni l’écritoire, ni les deux sébiles rondes contenant l’une des pains à cacheter, l’autre la poudre, ni même la sonnette présidentielle, destinée à maintenir l’ordre dans les délibérations.

C’était bien plutôt, néanmoins, un conseil de famille qui entourait ce tapis vert, car le colonel Bozzo, assis au fauteuil, avait aux pieds de bonnes pantoufles fourrées et s’emmitouflait dans une chaude robe de chambre à ramages.

En le comptant, l’assemblée se composait de huit personnages, qui siégeaient pour la plupart autour de la table et dont deux seulement se tenaient à l’écart.

Nous eussions retrouvés là quelques-unes de nos connaissances, entre autres M. Lecoq et le Dr Samuel, assis à droite et à gauche du président; mais il nous aurait fallu un certain travail d’intelligence pour reconnaître le Louis XVII de l’hôtel d’Ornans dans la personne d’un fort gaillard de trente-cinq à quarante ans qui s’accoudait sur la table en face du colonel.

On ne rencontre pas tous les jours des acteurs qui aient naturellement et complètement le physique de leur rôle; la ténébreuse commandite dont le colonel Bozzo était le gérant avait usé déjà plusieurs Louis XVII à Paris, en province et dans les diverses capitales de l’Europe.

M. de Saint-Louis était un martyr d’occasion, et il lui fallait se grimer quand il entrait en scène.

Nous n’avons pas encore vu les autres membres du conseil, à savoir un homme très pâle, aux traits coupants, au front chauve, entouré de rares cheveux blondâtres, qu’on désignait sous le nom de l’abbé, et un gros réjoui portant un costume sans gêne qu’on nommait «le docteur en droit».

À gauche de la cheminée, un assez beau garçon, jeune encore mais portant énergiquement sur son visage ravagé les traces que laisse après soi l’habitude de l’orgie, était vautré plutôt qu’assis sur un des canapés: c’était le comte Corona, petit gendre du colonel et mari de la belle Francesca.

Sur l’autre canapé se tenait une femme vêtue avec une parfaite élégance et dont la figure se cachait derrière un voile. Cette femme n’était pas, comme le lecteur s’y attend peut-être, la comtesse Corona.

Damnée en quelque sorte par le funeste hasard de sa naissance, Francesca n’avait pas échappé sans doute aux fatalités du péché originel, mais son cœur généreux et bon n’eût point subi volontairement certaines complicités.

On se défiait d’elle avec raison, et vivant au milieu du mal, elle ignorait profondément le mystère d’iniquité qui pesait sur elle et qui précipitait le drame de sa jeunesse vers un dénouement tragique.

La belle dame assise sur le canapé pouvait passer au contraire pour une des mains les plus actives de l’association.

Elle s’appelait Marguerite Soûlas, mais elle était comtesse de Clare par légitime mariage. Nous avons raconté ailleurs [1] l’étrange histoire de cette femme qui occupa un instant une position de premier ordre dans la haute vie parisienne.

Le colonel avait l’air tout guilleret; les rides de sa face souriaient et il y avait en vérité des teintes roses au parchemin de ses joues.

Il se frottait les mains tout doucement en regardant du coin de l’œil les papiers rangés devant lui, parmi lesquels se trouvait un assez volumineux cahier.

Juste au moment où la pendule marquait dix heures, il agita sa sonnette et dit:

– Mes petits enfants, mettons un terme aux conversations particulières. La séance est ouverte, je vous promets qu’elle sera intéressante, et comme elle peut se prolonger, donnez-moi, je vous prie, toute votre attention.

Son regard fit le tour de la chambre avec bienveillance et bonne humeur.

– Je remercie tous et chacun, reprit-il, de l’exactitude qu’on a bien voulu mettre à répondre à mon appel. Notre chère comtesse ases petites affaires privées qui fatigueraient trois grandes coquettes, deux notaires et une demi-douzaine d’avocats; mon neveu Corona, qui se tient là-bas dans une posture peu convenable, n’a pas l’air d’être ivre plus qu’à moitié; le bon Samuel a quitté ses clients; Lecoq nous a sacrifié son bureau ou plutôt ses bureaux, car il se pousse, le gaillard, et nous le verrons bientôt homme d’importance; enfin l’abbé et notre savant professeur de droit criminel ont fait relâche à leurs travaux, sans parler du prince qui a brusqué son absinthe, son bifteck et ses côtelettes. Vous êtes tous gentils à croquer, et je me fais une fête de vous servir une mignonne surprise qui récompensera votre peine.

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[1] Voir Cœur d’Acier.