«Un pauvre homme, un ancien serviteur de notre famille, fut accusé, jugé, condamné et porta sa tête sur l’échafaud. J’affirme sur l’honneur que ce pauvre homme était innocent…»
– Ah çà! s’écria rudement Corona, est-ce pour entendre cette histoire, vieille comme le déluge, qu’on nous a fait venir ici?
– Le fait est, ajouta la comtesse de Clare, que cela ne nous regarde en rien.
Les autres semblaient partager cet avis. La lecture de ce rapport annoncé comme si terrible laissait l’auditoire indifférent et presque somnolent.
Le colonel promena à la ronde son regard félin où brillait une petite pointe de causticité.
– Patience donc! mes chers amours, dit-il; l’aventure en elle-même vous est étrangère, car il ne reste plus personne de ce temps-là, sauf l’Amitié, qui était mon petit domestique et qui a bien grandi depuis. Tout passe excepté moi, et comme j’en ai usé de ces bons amis! Patience! l’auteur du présent rapport a du sang corse dans les veines par sa mère, qui était une Adriani. Ceci est tout uniment une bonne petite vendetta. Moi, je ne le trouve pas trop mal stylé le rapport; un peu sec peut-être, mais il fallait de la place pour ce qui va suivre. J’espère que cela aura le don de vous plaire davantage. Nous allons bien le voir. Marche, l’Amitié, tu lis comme un ange!
Au moment où Lecoq ouvrait la bouche pour obéir, le colonel l’arrêta.
– Un mot encore, mes bons chéris, dit-il, pour bien établir vis-à-vis de nous la situation de ce garçon-là: M. Remy d’Arx, qui est jeune et ardent, qui tient la loi dans sa main comme un soldat brandit son épée, qui a du talent, des protections et par-dessus le marché de l’argent. Nous avons tué son père et il le sait, sa mère est morte folle; quant à sa sœur, ma foi! ce détail m’échappe un peu, mais je crois qu’elle doit être bien loin si elle court toujours depuis le temps. Le voilà donc seul, nous lui avons pris tout ce qu’il aimait: ne vous étonnez pas s’il a le diable au corps. J’ai dit.
Il fit signe à Lecoq, qui poursuivit aussitôt la lecture. «… Monsieur le ministre, je n’ajouterai rien au récit de cette catastrophe. Mon adolescence fut triste; je cherchai une consolation dans le travail; j’achevai mes études, je fis mon droit et je fus reçu avocat en 1828.
«Je passai les vacances de cette année dans une terre, à nous appartenant, aux environs d’Arcachon. C’était là que j’avais vu pour la dernière fois ma mère; elle n’avait jamais recouvré la raison, mais dans sa folie, qui était tranquille, elle s’était occupée à rassembler tout ce qui restait des papiers et livres de mon père.
«Je souffrais d’une maladie de langueur, les médecins m’avaient condamné, et je voyais arriver avec une secrète joie le terme de mon existence. Les heures de ma solitude se passaient dans la bibliothèque, où ma mère avait amassé son pieux trésor. Je me souviens que, par les fenêtres, je regardais l’océan lointain par-dessus la jeune forêt des sapins qu’on avait plantés pour assainir la lagune.
«Le choix d’une carrière à suivre me restait indifférent, ou plutôt je ne voulais point de carrière. Je lisais çà et là quelques ouvrages de droit, plus volontiers ceux qui traitaient de matières criminelles, et surtout, Votre Excellence comprendra cet instinct, les passages qui touchaient aux erreurs judiciaires.
«En ce genre, la collection faite par ma mère était riche, car Mathieu d’Arx, par des motifs analogues aux miens, avait subi le même entraînement.
«Un soir que je parcourais le recueil des mémoires relatifs à la révision du procès Lesurques, j’arrivai à la fameuse consultation signée par Berryer le père, le professeur Toullier, Pardessus et Dupin l’aîné. À la page qui contenait la nomenclature et l’étrange entassement des preuves accumulées par le hasard contre le prétendu assassin du courrier de Lyon, je cessai tout à coup de suivre le texte, parce que plusieurs lignes tracées en marge par la main de mon père attirèrent violemment mon attention.
«La note était ainsi conçue:
«À part le fait entièrement fortuit de la ressemblance entre l’innocent et le coupable, il y a ici un ensemble de circonstances qui devait dérouter le juge. Je vois dans cette cause le point de départ du système inventé par les Veste Nere. Ce qui est ici l’œuvre du hasard tout seul fut reproduit volontairement et avec intelligence dans l’affaire Quattrocavalli. Les Habits Noirs ont évidemment trouvé le moyen de CRÉER l’erreur judiciaire, mais quelqu’un a désormais leur secret et Dieu veille…»
La voix de Lecoq s’était ralentie en lisant ce passage.
– Cela commence à chauffer, dit le colonel, et notre Marguerite a ouvert ses beaux yeux.
– Dieu n’a pas bien veillé, répliqua la comtesse de Clare, puisque l’homme est mort.
– Il a un héritier. Marchons, Toulonnais, marchons, mon fils.
«… Les médecins, continuait le mémoire de Remy d’Arx, avaient bien fait sans doute de me condamner, car ils ne pouvaient prévoir la réaction extraordinaire que produisit en moi la lecture de ces lignes. Il me sembla qu’un bandeau tombait de mes yeux et ce n’est pas assez dire: un sang nouveau venait de se transfuser dans mes veines; j’avais un but, je voulais vivre, je vivais!
«Le soleil en se levant, le lendemain matin, me trouva feuilletant les livres favoris de mon père.
«On avait bien détruit sa correspondance, ses notes, ses manuscrits, mais on ne s’était pas défié des volumes de sa bibliothèque.
«Je passai trois jours et trois nuits à un travail ingrat, mais fiévreux; je ne rassemblai pas peut-être la valeur de deux pages, mais c’en fut assez: j’avais l’héritage de mon père, et la pensée qui couvait en moi à l’état latent se formulait, je voulais non seulement venger mon père, mais poursuivre, mais traquer, mais écraser la monstrueuse association qui, faisant du crime une science exacte, le multiplie par lui-même, crée systématiquement l’erreur judiciaire et brave impunément la loi en tenant magasin de sang innocent, toujours prêt à payer le sang de ses victimes.»
Le colonel hocha la tête et murmura en chatouillant le portrait de l’empereur de Russie sur sa boîte d’or:
– Voilà une maîtresse phrase! le gaillard a de l’acquit et de la capacité. J’ai un peu collaboré, sans que ça paraisse. Va, l’Amitié.
«… Après dix ans d’un travail non interrompu, je ne puis pas encore dire à Votre Excellence que je sois arrivé à un résultat décisif quant aux personnes, mais quant aux choses, je déclare connaître le secret des Habits Noirs comme les Habits Noirs eux-mêmes.
«J’ai été les chercher à leur point de départ, en Corse; j’ai suivi leur piste dans les diverses contrées de l’Europe, et je suis arrivé à cette certitude que leur meilleure sauvegarde est l’invraisemblable même de leur machiavélique combinaison.
«Nul ne veut croire à un pareil excès de perversité, et ils peuvent étendre sans cesse le cercle de leur hideuse industrie, abrités qu’ils sont derrière l’incrédulité même des intelligents et des puissants…
«… Pour eux, la conception de tout crime est double: Outre le courrier de Lyon qu’on dépouille et qu’on tue, il faut Lesurques pour payer la dette de l’échafaud.