– Vous le voyez, mes mignons, c’est simple comme bonjour, un petit enfant comprendrait cela: tuer le cher garçon dans les circonstances où nous sommes, ce serait tout uniment mettre le feu à un baril de poudre.
Il se tut. Tous les membres du conseil avaient la tête basse. Lecoq, qui semblait le moins inquiet, dit:
– Voyons, papa, on n’est jamais perdu quand on a un maître tel que vous. Ne nous faites pas languir, soyez comme à l’ordinaire notre Providence: vous devez garder quelque bon tour dans votre sac à malice.
– Pauvre sac et pauvre malice! répondit le vieillard avec une modestie exagérée; je compte bien plutôt sur vous, mes chers enfants, vous êtes dans la force de l’âge, vous avez du talent, de la hardiesse, tout ce qu’il faut pour combattre, tandis que moi je baisse… vous me l’avez bien fait sentir quelquefois… et je n’avais pas besoin de vos avertissements pour voir que mon rôle était fini sur cette terre.
– Debout tout le monde! ordonna Lecoq, du ton des officiers qui commandent l’exercice. Garde à vous! deux pas en avant! genoux terre! nous sommes en présence de notre Dieu, il faut l’adorer!
– Railles-tu, Toulonnais? demanda le vieillard en lui lançant un regard si raide et si aigu, que les yeux de Lecoq se baissèrent.
– Non, sur ma foi, balbutia-t-il; et voyez plutôt, vous êtes entouré de mains jointes.
– Père, ajouta humblement là comtesse de Clare, vous aviez raison, nos têtes sont là, nous chancelons au bord d’un abîme, vous seul êtes capable de nous sauver, sauvez-nous!
Le colonel Bozzo se redressa et un instant son crâne, poli comme un ivoire, domina tous les fronts inclinés.
– Ah! ah! fit-il, et sa voix retrouva des vibrations sonores, on a besoin de moi et de la corde de pendu que j’ai plein mes poches? Il paraît que petit bonhomme vit encore. Du moment que le feu est à la maison, vous revenez à moi, toujours à moi, parce que je suis toujours le plus fort à l’heure même où mon souffle va s’éteindre. Vous faites bien, vous feriez mieux de ne jamais oublier qui je suis et qui vous êtes. Je ne sais plus les noms de ceux qui s’asseyaient à votre place voici dix ans; vingt fois, le conseil s’est renouvelé autour de moi; les autres meurent, je vis! Je suis l’âme et vous êtes les corps. Vous ne savez rien et je sais tout. Vous aviez aux lèvres le sourire de l’ignorance incrédule en écoutant la lecture de cette page qui parle d’arme invisible et de gens invulnérables; pourtant nous voici en présence d’un homme que ni le fer ni le poison ne peuvent attaquer. Contre celui-là il faut l’arme invisible: où est-elle? qui de vous la connaît? qui d’entre vous saurait l’aiguiser et la brandir?
– Il n’y a que vous, père, répondit la comtesse avec conviction.
Les autres ajoutèrent:
– Maître, il n’y a que vous.
Le vieillard sembla jouir un instant de son triomphe, puis le feu de ses yeux s’éteignit et ses longues paupières retombèrent comme un voile.
– Mes amis, poursuivit-il en reprenant son accent bénin, vous en saurez bientôt autant que moi; il me reste si peu de jours! C’est ma dernière affaire. Il n’y a point de famille unie comme la nôtre; vous êtes mes enfants, mes héritiers bien-aimés, et pensez-vous que j’aie attendu votre prière pour vous défendre? non, je veillais sur vous et sur votre fortune. Ce qui forme l’égide de votre ennemi, ce sont les trois exemplaires de sa dénonciation, j’en possède un, j’aurai les deux autres; mais d’ici là, soyez sans crainte. L’arme invisible est sortie du fourreau; elle a déjà touché la poitrine de Remy d’Arx; il vivra, puisque sa mort trop prompte vous tuerait; mais il vivra enchaîné: je lui ai garrotté le cœur!
XVII Remy d’Arx
Les juges d’instruction, en 1838, étaient encore plus mal logés qu’aujourd’hui.
On n’avait pas entamé les restaurations du Palais de Justice, et le cabinet de Remy d’Arx, situé tout au bout du long corridor qui règne au-dessus de la Conciergerie, présentait un aspect assez triste.
C’était une pièce de large étendue, mais carrelée comme une mansarde, et qui ne participait en aucune façon aux magnificences sévères de la maison de Saint-Louis.
Le fenêtre, étroite et haute, donnait sur la cour de la Sainte-Chapelle, alors encombrée de pierres de taille.
Le plafond s’écaillait, les lambris demandaient une lessive et l’apparence de l’ensemble allait presque jusqu’au délabrement.
Au centre de la pièce il y avait une table carrée, posée sur une natte et couverte de papiers en désordre: vous eussiez dit la table d’un poète.
Une autre table en bois noir, portant pupitre et écritoire, se plaçait en travers de la première comme la barre d’un T.
La muraille qui faisait face à la fenêtre était cachée par des casiers contenant des cartons étiquetés; la tablette de la cheminée supportait un buste de Louis-Philippe, et l’on voyait des deux côtés de la porte principale, à droite une vieille pendule, à gauche un baromètre à cadran.
Tout château à ses communs; c’étaient ici les communs du château de Thémis.
Remy d’Arx était seul, debout, le chapeau sur la tête, devant la croisée, dont ses doigts distraits battaient les carreaux étroits et brouillés.
Il regardait sans le voir un vieil orme aux branches à demi dépouillées qui s’en allait mourant parmi les décombres et les moellons entassés dans la cour de la Sainte-Chapelle.
Cet orme avait sa renommée.
Il était un des trois arbres célébrés sous la Restauration par M. de Jouy comme servant d’hôtellerie aux moineaux parisiens.
L’un d’eux, le plus illustre, qui avait grandi dans la rue Coq-Héron, vivait encore l’année dernière; l’autre est mort en 1860, tué par les démolitions du quai de la Grève.
Six heures du soir venaient de sonner à la tour de l’horloge.
Il n’y a point de bourgeois rangé qui soit si exact qu’un moineau pour le moment de la couchée.
Des milliers d’oisillons arrivaient en voletant de tous les points du ciel.
Pendant quelques minutes, ce fut dans l’arbre hospitalier un bruyant remue-ménage: on s’agitait en piaulant, on s’embrassait peut-être en échangeant les souhaits de bonne nuit, peut-être on disputait, à coups de becs ou d’ailes, les meilleures places du perchoir.
Mais graduellement, les mouvements désordonnés se calmèrent, le caquetage aigu baissa d’un ton, puis se tut; au bout d’un quart d’heure, les vingt mille hôtes de l’auberge aérienne dormaient comme d’honnêtes pierrots.
Remy d’Arx n’avait pas bougé depuis longtemps; il sembla s’éveille à ce silence et découvrit son front pour y passer sa main.
À ces heures crépusculaires du matin et du soir, quand le jour vient et qu’il s’en va, les objets changent de formes et surtout de couleurs: c’était peut-être la brune qui creusait ces rides profondes entre les sourcils du jeune juge d’instruction et qui mettait à ses joues cette mortelle pâleur.
Il se retourna lentement, déposa son chapeau sur un meuble et fit dans la chambre quelques pas chancelants.
Quand il s’arrêta, ce fut pour déployer un papier froissé qu’il tenait à la main.
– Je ne l’ai dit à personne, murmura-t-il; hier, j’aurais pu affirmer que je ne me l’étais pas dit à moi-même. L’idée d’un si grand bonheur n’a jamais pu entrer en moi; je n’espérais pas, j’étais sûr d’être vaincu avant même d’entamer la bataille. Il a fallu les conseils de Francesca, l’obsession, devrais-je dire, et l’augure favorable porté par le colonel Bozzo pour combattre à la fois mes pressentiments trop fondés, et mes craintes, qui devaient se réaliser si vite!