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Le juif resta un instant indécis.

– Ah! ah! fit l’Amitié, vous aimeriez mieux prendre tout de suite la clef des champs, je comprends ça, mais soyez tranquille, on va vous donner l’ordre et la marche. Si vous suivez de point en point mes instructions, votre nuit sera bonne et vous voyagerez demain sur la route de notre chère patrie.

«En sortant d’ici, allez-vous-en dîner où vous voudrez et restez longtemps à table. Vous concevez bien que ce serait folie de rentrer chez vous en ce moment.

«Vers minuit, pas avant, rendez-vous rue de l’Oratoire-des-Champ-Élysées et demandez la chambre que le papa Kœnig aura retenue pour vous dans la petite maison située au fond de la cour du n° 6. À deux heures du matin, je dis deux heures sonnantes, vous entendrez gratter à votre porte, vous demanderez qui est là, on vous répondra: Le bijoutier. Je n’ai pas besoin de vous expliquer le reste. Quand vous aurez votre argent, vous dormirez la grasse matinée ou vous prendrez la poudre d’escampette, à votre choix… Est-ce dit?

Il tendait la canne à Spiegel qui la prit et répliqua:

– C’est dit.

– Et bien dit! appuya l’Amitié en le regardant dans les yeux. Ce qui est là-dedans vous brûle désormais les doigts et je ne crains pas que vous nous faussiez compagnie.

Il se leva et ouvrit la petite porte donnant sur l’allée.

– C’est que, murmura Spiegel d’un air honteux, pour exécuter vos instructions, il faudrait avoir de quoi dîner.

– Ma parole! s’écria l’Amitié, je me doutais de cela! Vous avez jeûné, mon pauvre garçon, avec des diamants plein vos poches! Allons, allons, vous n’êtes pas fort! Reprenez votre pistolet, voilà dix louis; à vous revoir! je vous souhaite bonne chance.

Spiegel le quitta au bout de l’allée et se dirigea vers le marché du Temple. Il avait caché la fameuse canne sous sa redingote et marchait à grands pas, regardant tout autour de lui avec inquiétude.

M. l’Amitié, au contraire, tourna le coin de la rue de Vendôme, cheminant d’une allure paisible, avec les deux mains dans ses manches.

Le cocher du coupé, qui semblait dormir, prit aussitôt son fouet, toucha son cheval et suivit au pas à quelques toises de distance.

II Le confessionnal de Toulonnais-l’Amitié

Il était environ huit heures du soir et le boulevard du Temple, ce rendez-vous des plaisirs populaires qui reste dans la mémoire de tous les Parisiens, malgré le square lugubre qu’on a mis à sa place, éclatait en mille bruits joyeux. La foule se pressait autour des théâtres dont l’enseigne promettait le rire ou les larmes, la foire des petits marchands allumait ses lanternes et ceux-là mêmes qui n’avaient pas trois sous pour entrer chez le regretté Lazari trouvaient à passer leur soirée gratis devant la baraque de quelque successeur de Bobèche.

Quand le singulier personnage qu’on nommait M. l’Amitié déboucha par la rue Charlot en quittant le logis du papa Kœnig, le boulevard était à l’apogée de son allégresse quotidienne; mais ces joies, paraîtrait-il, n’étaient pas l’affaire de notre homme à la houppelande juive, car il n’accorda pas même un regard aux fameuses illuminations de la foire, et tourna court dans la direction de la colonne de Juillet.

Le coupé aux stores fermés fit comme lui et longea lentement le trottoir.

Le costume choisi par M. l’Amitié se rencontrait alors plus souvent qu’aujourd’hui dans le quartier du Temple. Les choses caractéristiques tendent à s’effacer de plus en plus et les vieux vautours de la petite semaine s’habillent maintenant comme des casse-noisettes ordinaires. Les jeunes ont parfois leur tailleur aux environs de l’Opéra.

M. l’Amitié pouvait donc continuer sa promenade sans exciter autrement l’attention des passants. Il allait d’un pas doux comme la peau de mouton qui rembourrait ses bottes et chantait à demi-voix cet air qui n’eut jamais rien de factieux:

il pleut, il pleut bergère,

Ramenez vos moutons…

Mais tout en fredonnant, il songeait et sa rêverie ne ressemblait point à sa chanson.

– Le colonel, pensait-il, m’a tracé mon chemin pouce par pouce et je fais comme à l’ordinaire le métier de marionnette. Voilà longtemps que ça dure. Au commencement je m’amusais à deviner ses manigances qui sont cousues de fil blanc, mais j’en ai trop deviné et le bonhomme m’ennuie. Il serait temps à la fin que le vieux fit un peu de place aux jeunes, d’autant que les jeunes comme moi commencent à mûrir. Qu’est-ce que c’est que tout cet argent qui reste là-bas enterré dans un trou, au fond de la Corse? et pourquoi continuer les affaires quand on pourrait rouler carrosse? c’est joli les combinaisons du bonhomme; ça a trois, six, neuf compartiments comme les baux de mon propriétaire, mais la liquidation ne vient pas et tant va la cruche à l’eau…

Il s’interrompit et descendit jusqu’au bord du trottoir, cherchant une place propice pour traverser la chaussée. Un sergent de ville qui marchait derrière lui dit tout bas:

– Bonsoir, Monsieur Lecoq.

L’Amitié regarda tout autour de lui avant de répondre:

– Bonsoir, Bonhomme.

– On dit là-bas, à la préfecture, reprit le sergent, que vous chauffez une histoire pour cette nuit.

– Fais ton ouvrage, répliqua brusquement l’Amitié, qui se lança sur le pavé boueux.

– Ma parole, grommelait-il, il n’y a pas bavards comme ces hirondelles! On risque à chaque pas de se compromettre avec eux. Le Père est bien tranquillement à faire son whist pendant qu’on s’éreinte. Il a juré ses grands dieux que l’affaire de M. Remy d’Arx, le juge d’instruction, serait sa dernière affaire, mais voilà dix ans qu’il radote cela. Moi, je patiente et j’obéis; mais du diable si je comprends, cette fois, la mécanique du vieux, avec ses diamants et tout l’embrouillamini qu’il a imaginé à l’entour. Quand je l’ai interrogé, il m’a répondu comme moi au sergent de ville: Fais ton ouvrage.

Il s’arrêta de l’autre côté du boulevard, et conclut:

– On fera l’ouvrage, papa, mais tout a une fin, et une fois l’ouvrage faite, je connais quelqu’un qui vous demandera son compte un peu bien!

Le bruit et le mouvement qui donnaient autrefois un aspect si particulier au vieux boulevard du Temple ne s’étendaient pas très loin. Chacun peut se souvenir que le Château-d’Eau d’un côté, les environs de la Galiotte de l’autre, étaient relativement des lieux déserts.

On appelait la Galiotte la dernière maison formant angle entre la rue des Fossés-du-Temple et le boulevard, parce que l’entreprise des bateaux-poste du canal de l’Ourcq tenait là ses bureaux.

Derrière la Galiotte et très près de l’endroit où la façade du Cirque éclaire maintenant ce quartier jadis si misérable, s’ouvrait, au milieu de maisons décrépites et de masures à physionomie campagnardes, une ruelle étroite qui s’en allait rejoindre, après un long et tortueux parcours, la rue du Faubourg-Saint-Martin à la hauteur de la mairie actuelle.

Cette ruelle n’avait point de nom officiel, sinon au point où elle coupait le faubourg du Temple, derrière les chantiers de Malte. Là un écriteau l’intitulait rue du Haut-Moulin; mais partout ailleurs on l’appelait familièrement le Chemin-des-Amoureux.