Maurice croyait bien faire un de ces rêves troublés où les incidents bizarres se mêlent et s’entassent pour fatiguer le sommeil des fiévreux.
Les corridors du Palais communiquent avec ceux de la préfecture; le garçon envoyé en exprès revint au bout de quelques minutes et dit:
– Monsieur le chef de la 2e division demande un ordre écrit.
Remy haussa les épaules avec colère, et sa plume grinça sur le papier.
– Sur-le-champ! répéta-t-il encore en remettant un pli au garçon; le refus de M. le chef de division serait à ses risques et périls.
Il se leva, et en attendant le retour de son envoyé, il arpenta la chambre à grands pas.
Maurice, qui n’osait l’interroger, l’entendait murmurer:
– L’administration… la plaie! L’obstacle éternel!
Remy d’Arx s’arrêta devant la porte pour écouter les pas de son messager dans le corridor et reçut des mains du garçon un pli pareil au sien.
Le contenu de ce pli était ainsi:
«Il n’y a ni dans mon service général, ni dans le service de la sûreté, aucun agent du nom de Lecoq.»
Remy froissa la lettre violemment et la jeta; mais, se ravisant aussitôt, la reprit pour la serrer dans son carnet, qu’il remit dans sa poche.
Puis il s’assit de nouveau devant sa table et dit à Maurice:
– Vous n’avez plus rien à m’apprendre. Le rapport de ce Lecoq est exact et je l’ai lu. Vous quittâtes la France à une heure de désespoir; vous emportiez avec vous un cher souvenir. En Afrique, vous avez joué follement votre vie pour gagner l’épaule, et vous ne souhaitiez l’épaulette que pour avoir le droit de donner votre démission. Vous êtes revenu; celle que vous aimez est noble et riche, je n’ai pas besoin de savoir quelle était votre espérance: vous êtes aimé, cela suffit pour justifier votre retour. Mon opinion est fixée. Je vais rappeler mon greffier pour que mes demandes et vos réponses soient consignées selon le vœu de la loi, c’est désormais une simple formalité. Vous êtes innocent, lieutenant Pagès, j’en ai la certitude absolue, et vous n’avez plus rien à craindre.
Maurice voulut remercier, mais le juge lui imposa silence en montrant la porte qui s’ouvrait.
M. Préault reprit sa place à la petite table; il était manifestement de très mauvaise humeur.
L’interrogatoire de Maurice ne contenait rien qui ne soit déjà connu de nous, M. Préault, qui était un vieux rat de Palais, ne cacha point, en transcrivant les réponses de Maurice, la complète incrédulité qu’elles faisaient naître en lui.
Quand le jeune lieutenant parla de l’effraction pratiquée à l’avance, du monseigneur et de la pince introduits chez lui à son insu, le greffier ne put réprimer un petit accès de ricanement.
Maurice poursuivit:
– Ce fut justement la réunion de toutes ces circonstances qui me donna ou plutôt qui m’imposa la pensée de fuir. Je sentais le piège tendu, je voyais la trappe qui allait retomber sur ma tête; les paroles que j’entendais au-dehors étaient accablantes, elles m’ôtaient jusqu’à la volonté de me défendre. On disait: «L’assassin est là!» et j’y étais, et comme j’avais essayé de secourir mon malheureux voisin, son sang couvrait mes mains et mes habits. Le concierge de la maison allait répétant une phrase terrible, réellement prononcée par moi et qui se rapportait à un tout autre ordre d’idées, mais elle venait en aide à l’échafaudage des indices qu’on avait entassés autour de moi et semblait compléter l’évidence.
«J’aurais dû rester, je le sais, et attendre le danger de pied ferme; c’est mon métier de soldat. Fuir, c’est crier: je suis coupable; mais j’avais été frappé à l’improviste, nul éclair n’avait précédé ce coup de foudre. Une seule chose m’occupait, je dois le dire: c’était la conscience de mon apparente culpabilité. Mes jambes tremblaient, mon regard se voila, et j’entendis autour de mes oreilles un murmure horrible qui était le bruit de la foule rassemblée autour de l’échafaud.
«J’eus peur jusqu’à perdre la raison. Au moment où ceux du corridor entraient à la fois par la porte du numéro 17, qui était ma chambre, et par la porte du numéro 18, où le cadavre gisait, j’étais fou. Je sautai sur l’appui de la fenêtre sans dessein arrêté; je pense que mon envie était de me laisser tomber dans le jardin, mais mon pied rencontra les barreaux d’un treillage où des plantes grimpantes s’enlaçaient.
«Rompu comme je le suis à tous les exercices gymnastiques, je n’eus aucune peine à suivre ce chemin aérien, et en quelques secondes j’atteignis un grand arbre, où j’essayai d’abord de me cacher.
«Mais il y avait déjà du monde dans le jardin. Par où ces gens étaient-ils entrés? Que faisaient-ils? Le drame où je venais d’être acteur avait passé, rapide comme la pensée; j’affirme que dix minutes ne s’étaient pas écoulées entre le premier cri de la victime et le moment présent. Ces gens étaient donc là d’avance; le piège avait donc été tendu au-dehors comme au-dedans.
– Notez bien cela, monsieur Préault, n’oubliez rien, dit le juge, qui venait de prendre dans le dossier un plan figuratif et qui le déployait devant lui sur la table.
– Où est l’arbre? demanda-t-il en s’adressant à Maurice.
– Ici, répondit le jeune lieutenant, qui posa son doigt sur le papier. De là, je voyais ceux qui couraient dans le jardin et ceux qui se pressaient déjà aux fenêtres. On m’avait aperçu aux rayons de la lune, car tous criaient à la fois: «Regardez! le voici! nous le tenons!»
Maurice passa la main sur son front où perlaient des gouttes de sueur froide.
Les yeux de Remy, qui s’étaient fixés d’abord sur la partie du plan indiquant le chemin suivi par l’accusé, embrassaient en ce moment l’ensemble du dessin.
Le plan formait un angle droit dont un des côtés portait pour légende: Rue de l’Oratoire; l’autre: Avenue des Champs-Élysées.
– Mais, murmura Remy d’Arx avec étonnement, c’est l’hôtel d’Ornans qui est là.
– Parbleu! fit le greffier.
Il ajouta à part lui:
– Voilà comme on étudie les pièces! Le traitement de ces gaillards-là n’est pas difficile à gagner.
Une curiosité nouvelle semblait s’éveiller chez le juge, et il écoutait désormais avec un redoublement d’attention.
– Fuir! continua Maurice, il n’y avait plus en moi que la misérable idée de fuir! J’étais entouré de trois côtés, mon regard se tourna vers le quatrième et je vis une grande maison tout auprès de moi. Deux croisées restaient éclairées au milieu de la façade sombre; à travers la mousseline des rideaux, je distinguais la forme d’une femme agenouillée qui priait.
«À la suite des deux fenêtres éclairées et sur le même balcon, une troisième croisée restait entrouverte…
– L’appartement de Valentine! pensa le juge.
Le greffier se disait:
– Ça a l’air de l’amuser. À la place de l’accusé, je demanderais un verre d’eau sucrée.
– Ce que j’espérais, poursuivit Maurice, je ne saurais le dire. Les femmes ont parfois pitié; j’avais une chance sur mille de trouver passage au travers de cette maison et de gagner les Champs-Elysées. Je choisis la branche qui se rapprochait le plus de la maison, je la suivis avec précaution, et je me laissai tomber sur le balcon à la vue de tous ceux qui étaient en bas.