– Je viens vous dire, répliqua Valentine dont la voix se raffermit: Il est innocent et vous le savez.
– Je le sais! interrompit Remy d’Arx avec une colère soudaine, moi qui ai les pièces sous les yeux! moi qui viens de lire l’ensemble accablant des témoignages!
– Vous le savez! interrompit Valentine à son tour.
Et ce mot fut prononcé avec une autorité si grande que le juge garda le silence.
Valentine se taisait aussi.
Dans un duel à mort, le moment le plus solennel est celui où les deux adversaires se reposent appuyés sur leurs épées sanglantes.
Ce fut Valentine qui renoua l’entretien la première.
Par un effort puissant de volonté, elle avait rappelé à ses lèvres le souffle résigné qui la faisait belle comme une sainte.
– Que la soirée d’hier est loin de nous, monsieur d’Arx! dit-elle. Hier, vous m’avez demandé ma main et je vous ai répondu par un refus, en ajoutant que je voulais vous expliquer mes motifs et me confesser à vous en quelque sorte, parce que personne au monde ne m’a inspiré au même degré que vous une complète estime, une sérieuse sympathie.
«Depuis hier, la foudre est tombée entre nous.
«Monsieur d’Arx, Maurice est accusé d’assassinat et vous êtes le juge de Maurice.
«Vous l’avez interrogé, il a dû vous répondre franchement, car jamais un mensonge n’a passé entre ses lèvres; vous devez savoir au moins une partie de ce que je voulais vous apprendre, et la romanesque histoire de Fleurette n’aura plus pour vous l’attrait de la nouveauté.
«Je vous avais annoncé aussi des révélations d’un autre genre; le hasard a mis sous mes yeux le travail confié par vous au colonel Bozzo, et c’est en faisant allusion à la bataille que vous livrez, monsieur d’Arx, que je vous avais dit: Je suis comme vous la victime de cette redoutable association; de vous à moi il existe une attache mystérieuse…
«Eh bien! la même attache vous lie maintenant à Maurice Pagès; refuserez-vous de le défendre contre ceux qui ont tué votre père?
Remy n’osa pas la regarder en répondant d’un ton glacé:
– J’ai cru à ces choses, mademoiselle, mais je n’y crois plus.
– Ne mentez pas! s’écria Valentine sévèrement; vous y croyez encore, vous y croirez jusqu’au dernier jour de votre vie!
Elle prit la main de Remy, qui essayait de la retirer.
– Ayez compassion de vous-même, lui dit-elle en le suppliant du regard, un cruel malheur est sur Maurice et sur moi, mais c’est vous que je plains, et je n’accuse que la fatalité. J’ai tué deux fois celui que j’aime en le livrant à la justice et en vous inspirant ce funeste amour qui aveugle votre conscience.
Remy retenait la main qu’on lui avait tendue; elle le brûlait; il la pressa passionnément contre son cœur.
– Je suis dans l’enfer, murmura-t-il, et c’est le paradis! Chacune de vos paroles m’enivre en me torturant. Je vous aime, oh! je vous aime comme jamais créature humaine ne fut adorée! Vous êtes venue apporter un aliment nouveau au feu qui me dévore, je suis seul avec vous, j’ai votre main dans les miennes, savez-vous ce que peut le délire d’une pareille fièvre?
Il la repoussa avec violence et recula son siège.
– Oh! pourquoi êtes-vous venue? ajouta-t-il en un gémissement.
– Je suis venue, répondit Valentine, qui le couvrait de son regard calme et clair, parce que je veux le sauver et parce que je veux me venger.
– Vous l’aimez donc, vous aussi, jusqu’à la folie! balbutia Remy, dont un sarcasme crispait la lèvre.
– Je l’aime bien, répondit simplement Valentine.
– Car c’est de la folie, continua le juge, que d’espérer en moi après ce que je viens de vous dire. Voulez-vous davantage? Ce que je viens de vous dire n’explique pas la millième partie des misères de mon âme; je me l’avouais à moi-même tout à l’heure, pourquoi vous le cacherais-je? Plus de feinte! Cet homme est innocent, mais il est l’obstacle qui me sépare de vous, il mourra. Dites que c’est un crime lâche et froidement conçu. Le magistrat est un prêtre, c’est un sacrilège. Voilà comme je vous aime, il mourra!
Ses deux mains étreignaient les bras de son fauteuil, et sa voix haletait, épuisée.
Le regard de Mlle de Villanove était plus triste, mais il n’avait rien perdu de sa douceur.
– Non, fit-elle comme si elle se fut parlé à elle-même, je ne l’aime pas comme cela et il ne voudrait pas d’un pareil amour. Vous avez prononcé un mot, monsieur d’Arx, qui me rassure et qui vous excuse. Le délire s’est emparé de vous, c’est le délire qui parle, je ne crois pas ce qu’il dit. Je suis calme, vous le voyez, écoutez-moi froidement d’abord. Maurice n’est pas un obstacle entre vous et moi.
Les yeux du juge devinrent fixes, il crut avoir mal entendu.
– Comprenez-moi bien, reprit Valentine, je vous ai dit: Je veux le sauver et je veux me venger. C’est précis et c’est net: Je le veux! Vous êtes maître de sa vie, je suis maîtresse de ma main, je vous offre ma main pour sa vie.
Il y avait de l’égarement dans les yeux de Remy.
– Il ne faudrait point, poursuivit Valentine, donner à mes paroles d’hier un sens qu’elles n’avaient pas; je vous ai dit que je ne pouvais pas être à vous et j’ai opposé à votre recherche mon passé comme une barrière; une partie de l’énigme vous a été révélée: j’ai été Fleurette la saltimbanque avant de m’appeler Mlle de Villanove, mais je vous l’ai dit aussi: Fleurette était une honnête fille, Mlle de Villanove sera une honnête femme.
– Je ne rêve donc pas, balbutia Remy d’Arx.
Valentine prit sous sa mantille un rouleau de papier et le déposa près de lui.
– Il faut, dit-elle, que vous connaissiez complètement celle qui portera votre nom. Voici ma vie tout entière, et j’affirme devant Dieu que ces pages contiennent l’exacte vérité. Vous y trouverez une révélation qui vous est due, je vous l’avais promise, Dans cet écrit, vous verrez que nos ennemis sont les mêmes. Votre haine est ancienne déjà, et je la servais avant que la mienne fût née. Pourquoi allais-je vers vous? Je ne sais. Peut-être était-ce mon destin. Mais maintenant il me faut, à moi aussi, ma vengeance; elle entre dans mon pacte: vous punirez ces hommes qui m’ont pris mon bonheur.
– Votre bonheur!… répéta Remy d’une voix oppressée.
– Oh! dit Valentine, l’accent tranquille et la tête haute, nous parlons franchement, monsieur d’Arx; c’est un marché que je vous offre, je vous en ai posé les conditions, répondez franchement aussi: l’acceptez-vous?
XX Cadeau de noces
Il n’y avait pas la moindre nuance de mépris dans l’accent de Valentine; elle disait vrai dans toute la force du terme, c’était un marché qu’elle proposait.
Elle agissait de bonne foi, sans scrupule ni fausse honte; d’autres auraient certainement tourné la question de façon à la rendre plus acceptable, mais Valentine agissait selon sa nature, qui était de marcher tout droit.
C’était une singulière fille et son âme avait l’héroïque beauté de son visage.
Quelle que fût sa naissance, car aucune certitude n’existait à cet égard et nous verrons qu’elle doutait elle-même de son droit à porter le nom de Villanove, ce devait être un sang froid et fier qui coulait dans ses veines.