Au fond des campagnes, il y a de ces sérénités que rien n’arrête ni ne détourne; il y en a aussi dans les villes.
Les flatteurs du peuple affirment que les mansardes en sont pleines les flatteurs des puissants n’osent pas prétendre qu’elles encombrent les boudoirs.
Elles existent, voilà le vrai; on en a vu, mais elles sont rares en bas comme en haut.
Valentine n’était à proprement parler ni du boudoir ni de la mansarde.
Le milieu misérable où son enfance et sa jeunesse s’étaient passées ne participe en effet ni de l’un ni de l’autre.
Cette population de la foire dont elle faisait partie autrefois sans lui ressembler en rien l’avait admirée et entourée.
Le monde noble où elle était entrée en sortant de là, Sans transition aucune, l’avait examinée en vain de son regard le plus sévère et le plus perçant: rien ne restait en elle qui décelât le long voyage qu’elle avait fait dans le pays des saltimbanques.
Elle ne ressemblait pas plus, il est vrai, à ses charmantes compagnes de salon qu’elle n’avait ressemblé à ses pauvres amies de la baraque, mais elle restait si digne et si décente dans sa libre originalité, que le grand monde de l’hôtel d’Ornans, comme le petit monde de la foire, l’entourait et l’admirait.
Elle était elle-même, elle agissait suivant son impulsion propre, elle ne demandait conseil qu’à son goût exquis pour les choses frivoles, pour les choses sérieuses qu’à sa conscience.
Dans la conjoncture bizarre où elle se trouvait aujourd’hui, étant donné le but qu’elle voulait atteindre, peut-être eût-il mieux valu s’y prendre autrement, mais elle ne savait qu’une route, elle la suivait.
Remy d’Arx était aussi un solitaire et sa voie s’écartait pareillement des sentiers battus: néanmoins il côtoyait de trop près la vie commune pour n’être point surpris et offensé par la brutalité apparente de cette offre, qui, au fond, exauçait son plus ardent, son unique désir.
Nous l’avons dit, il n’y avait aucun mépris dans l’accent de Valentine; mais sa proposition même impliquait un mépris si terrible que Remy d’Arx resta comme pétrifié.
Sa passion, qui était sa vie même, subissait une sorte d’écrasement.
À l’heure où, par un miracle, l’abîme qui rendait pour lui l’espoir impossible se comblait tout à coup, la dernière lueur d’espoir s’éteignait en lui.
Son orgueil, humilié profondément, essayait de se révolter contre cet amour qui n’était plus rien sinon une mortelle angoisse, mais qui grandissait par la douleur même et qui le tenait terrassé comme la main d’un géant.
Dans la vaillance naïve de son sacrifice, Valentine répéta sa question.
Sa voix n’avait rien perdu de son inflexion sonore et tranquille.
Le sang monta aux joues de Remy d’Arx, il fit effort pour parler; ses yeux s’injectèrent.
En ce moment un fougueux élan de haine passa au travers de son amour.
La beauté de Valentine prenait pour lui des rayonnements surhumains qui insultaient à son supplice, qui envenimaient son martyre.
Une immense colère bouillonnait en lui; ce fut une pensée de vengeance qui rompit son mutisme et cette parole s’étrangla dans sa gorge:
– J’accepte!
Valentine pâlit, mais elle sourit.
– C’est bien, murmura-t-elle, vous avez confiance en moi et je vous remercie.
– À quand la noce? demanda brusquement Remy.
Son accent essayait d’être sarcastique.
– Quand vous voudrez, monsieur d’Arx, répondit Valentine, dont les yeux se baissèrent pour la première fois.
– Le plus tôt sera le mieux, n’est-ce pas? murmura le juge entre ses dents serrées.
Valentine répliqua:
– Je vous ai peut-être fâché: vous dites cela comme on raille ou comme on menace.
Remy essuya la sueur de son front.
– Railler! dit-il en se parlant à lui-même, je puis bien me railler, c’est la dernière ressource; mais menacer, fi donc! je suis esclave et vous êtes reine.
Son regard devint suppliant, et il ajouta:
– Écoutez! l’excès de la souffrance rend méchant, j’ai senti cela tout à l’heure; j’aurais voulu vous faire un peu de mal, tant mon cœur était atrocement broyé.
Le regard de Valentine s’attrista, mais elle garda le silence.
– Répondez, continua Remy d’Arx, vous qui ne savez pas mentir, dites-moi quelle arrière-pensée est en vous.
– Je n’ai pas d’arrière-pensée, prononça tout bas Mlle de Villanove; quand j’aurai sauvé l’homme que j’aime et quand je l’aurai vengé, tout sera dit entre lui et moi. J’ai pesé ma tâche et je l’accomplirai. Je suis sûre de moi-même.
– Et l’homme qui aura accepté votre sacrifice, prononça timidement Remy, que lui donnerez-vous?
– Pour le présent, je lui donne ma foi; pour l’avenir… Elle hésita.
– Pour l’avenir, répéta Remy.
Et comme elle tardait à répondre, il s’agenouilla devant elle, disant toute sa passion revenue:
– Oh! Valentine, Valentine! vous n’êtes pas comme les autres femmes, et qu’ai-je de commun avec les autres hommes? Si le monde était pris pour juge, il me condamnerait à refuser; mais savent-ils, ceux du monde, ce que c’est qu’un grand, un irrésistible amour? Je suis entraîné par une force qui me subjugue, j’ai essayé de combattre; chacun de mes efforts attise le feu qui me consume. Je vous aime à un point que nul ne saurait dire; vous êtes ma conscience, vous êtes mon honneur; hors de vous, dans cette vie comme dans l’autre, il n’y a rien pour moi. Je sens si bien que mon existence entière serait consacrée à votre bonheur! Vous avez parlé d’avenir, Valentine, je sens si bien que je vous rendrais la plus heureuse des femmes, si vous m’aimiez dans l’avenir, et que je vous donnerais le ciel sur la terre! Ce n’est pas un rêve, non, l’amour appelle l’amour; à force de vous adorer, je fléchirai votre cœur. Jusque-là, je vous le jure, Valentine, et voilà comment j’accepte, je resterai près de vous respectant vos regrets, consolant vos douleurs comme un frère… et je mourrai ainsi, je vous le jure encore, patient, résigné, si le jour ne vient pas où vos lèvres, d’elles-mêmes, s’abaisseront vers celles de votre mari prosterné.
Une larme tremblait aux cils de Valentine; elle dit pour la première fois:
– Monsieur d’Arx, je vous remercie.
Puis, changeant de ton et rappelant son beau sourire, elle ajouta:
– Nous sommes des fiancés; je vais vous demander mon cadeau de noces.
– Parlez! s’écria Remy, dussiez-vous souhaiter l’impossible!…
Elle le prit par la main et le releva.
– Monsieur d’Arx, dit-elle, je veux voir Maurice pour la dernière fois. Ce fut comme un poids de glace qui tomba sur le cœur du juge.
– Ah! fit-il amèrement, j’aurais dû m’attendre à cela! vous répondez à mon défi, vous me demandez l’impossible!
Elle répéta sans rien perdre de sa douceur, mais avec fermeté:
– Il faut que je voie Maurice.
Remy ne pouvait plus pâlir, mais ses traits se décomposèrent.