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Il prit sous son traversin le rouleau de papier que Valentine avait remis à M. d’Arx. Lecoq fit la grimace.

– Ce sera long, grommela-t-il, et ça ne presse pas.

– Ce sera l’affaire d’une demi-heure, tout au plus, répliqua le colonel, et ça presse beaucoup. J’ai idée que nous savons les trois quarts de ce qui est là-dedans, mais le quatrième quart peut être de la plus haute importance.

Il avait déroulé le cahier, qu’il tendait à Lecoq.

– Je vais me mettre sur mon séant, poursuivit-il, tu vas relever un peu mes oreillers et bien m’arranger, comme autrefois, quand tu me faisais la lecture… Eh! eh! coquinet, tu as allongé depuis ce temps-là! le petit domestique est devenu maître; je ne donnerais pas ta part dans notre patrimoine pour la dot que Louis-Philippe a payée en mariant sa fille à un roi.

– Je le crois bien, fit Lecoq avec mépris, un misérable million!

– Sans compter, acheva le colonel, que tu es mon seul héritier. Voyons, me voilà campé bien commodément, tu peux commencer, nous sauterons les choses inutiles.

Il se frotta les mains pendant que ses rides souriaient fantastiquement entre les barbes de sa coiffe. Lecoq, assis au chevet du lit, se mit à feuilleter le cahier.

– Ça a l’air d’une confession générale, dit-il; la demoiselle prend les choses de loin; voyez si cela vous amuse:

«Mon premier souvenir me montre à moi-même tout enfant et bien triste dans la campagne de Rome, au milieu d’une troupe de musiciens ambulants.

«J’entends mon premier souvenir précis, car j’en ai eu d’autres, depuis lors, qui remontaient au-delà de cette époque…,»

– Tiens, tiens! fit le colonel.

– Faut-il continuer? demanda Lecoq.

– Parle-t-elle de cette seconde sorte de souvenirs?

– Non, elle raconte sa vie parmi les pifferari.

– Alors, saute.

Lecoq tourna quelques feuillets avec un plaisir évident.

«… Mon nouveau maître, reprit-il en continuant sa lecture, était un danseur de corde qui, dégoûté de l’Italie, où il avait peine à gagner du pain noir, résolut de passer en France…»

– Saute le voyage, interrompit le colonel.

Même jeu de la part de Lecoq qui continua, lisant toujours: «… Je venais d’avoir treize ans, et le physicien Sartorius m’avait dressée à feindre le sommeil magnétique. J’avais aussi le don de seconde vue, et je m’essayais à la suspension aérienne. J’entendais dire autour de moi que je devenais jolie; mais on continuait à me battre…»

– Saute, cabri!

«… Une fois j’éprouvai une impression singulière: notre baraque était sur une grande place, non loin du tribunal; j’avais fini mes exercices et je me reposais à la fenêtre de notre maison roulante,

quand je vis sortir d’un hôtel une bonne qui tenait par la main une petite fille de deux ou trois ans. C’est tout, mais je le répète, c’est très singulier: l’hôtel me sauta aux yeux en quelque sorte, il me sembla que je le connaissais; bien plus, il me sembla que cette petite fille c’était moi-même à une autre époque. J’essuyai, tout en colère, mes yeux qui s’étaient mouillés par suite d’une incompréhensible émotion…»

– Tiens, tiens! fit la seconde fois le colonel.

– Est-ce qu’il faut continuer ce bavardage? demanda Lecoq en bâillant.

– Oui, répondit le colonel, si elle parle encore de la bonne et de la petite fille.

– La bonne tourne le coin de la place, dit Lecoq, et mademoiselle Fleurette songe à autre chose.

– Alors, saute!

Lecoq feuilleta largement, et, tout en feuilletant, il disait:

– La voilà qui est délivrée de Sartorius, son physicien; elle entre chez la veuve Samayoux. Éloge assez long bien senti de cette première dompteuse des principales cours de l’Europe…

– Nous savons cela, saute.

– Arrivée en la ville de Versailles du jeune étudiant Maurice, qui veut se faire soldat et qui devient clown: idylle, bucolique et pastorale d’une entière blancheur entre ce jeune premier et cette ingénue qui a passé décidément à l’état de très jolie fille: six pages dont une tante permettrait la lecture à sa nièce.

– Économise ton esprit, dit le colonel, et saute; nous devons brûler.

– Peut-être. Entrée en scène du colonel Bozzo-Corona et de Mme la marquise d’Ornans, grande péripétie dramatique et romanesque de l’héritière d’une noble famille, enlevée autrefois par des bohémiens ou quelque chose d’approchant et retrouvée miraculeusement, grâce aux soins de la Providence. La petite semble en vérité garder quelques doutes sur l’authenticité de cette reconnaissance où manquent les actes de l’état civil et même la simple croix de sa mère.

– Tu m’impatientes, l’Amitié, dit le bonhomme d’un ton enfantin; ne cherche pas de mots et finissons notre besogne, j’ai sommeil.

Il s’interrompit pour regarder Lecoq, qui s’était redressé sur sa chaise et dont les lèvres entrouvertes faisaient entendre une sorte de long sifflement.

C’était une manière à lui d’exprimer la surprise soudaine et profonde.

– Qu’as-tu donc? demanda le vieillard déjà effrayé.

Les yeux de Lecoq étaient fixés sur le papier; il ne riait plus, et son regard parcourait le manuscrit avec avidité.

– Le diable m’emporte, prononça-t-il tout bas, je n’ai jamais vu de chance pareille à la vôtre, papa! Si nous n’avions pas mis la main sur ces papiers, pour le coup la maison sautait comme une poudrière!

– Et tu appelles cela de la chance, toi?

– Dame! au lieu de laisser l’objet sur la table, M. d’Arx aurait bien pu l’emporter dans sa poche. Écoutez seulement:

«Mme Samayoux vint me chercher et me conduisit dans sa chambre où il y avait un homme très vieux et d’apparence respectable, avec une dame que je pris d’abord pour ma mère, car depuis deux ou trois jours, j’avais surpris quelques mots et je m’attendais à un événement extraordinaire.

«Mme Samayoux me dit: «Fleurette, voici tes parents et tu vas nous quitter.»

«La dame me prit dans ses bras et me baisa tendrement; le vieillard tournait ses pouces en murmurant: «Comme elle ressemble à notre pauvre comtesse!»

«Ce fut tout.

«On m’emmena; je n’eus pas même le temps de dire adieu à Maurice…»

– Et que vois-tu de particulier là-dedans? demanda le colonel; tu m’as fait peur!

«… Quand je fus seule dans mon appartement de l’hôtel d’Ornans, poursuivit Lecoq sans répondre, je me souviens que je fermai les yeux pour regarder au-dedans de moi-même. Chose singulière, ce n’était pas à Maurice que je pensais; je revoyais cet hôtel de la place du Tribunal, d’où la bonne était sortie en tenant une petite fille par la main, et je me disais: «C’est bien vrai, c’était moi.»

«Mes souvenirs essayaient de s’éveiller, mais si vagues et si changeants! le moindre souffle les bouleversait.

«J’étais bien sûre de n’avoir jamais vu la dame; le vieil homme, au contraire, avait produit sur moi une impression étrange: c’était comme l’écho affaibli d’un cri d’angoisse. Je torturais ma mémoire et je n’y trouvais rien, sinon une frayeur navrante et inexplicable…»