Aussitôt interrogé, monsieur Ernest prit la pose d’un homme d’importance.
– Vous ne pouviez pas mieux vous adresser, dit-il; c’est mon frère, le substitut, qui a occupé dans cette affaire-là. Une affaire tout bonnement incroyable! M. Remy d’Arx est un homme d’un immense talent…
– Je crois bien! fit le chœur.
– Mais, reprit monsieur Ernest, personne n’est à l’abri d’avoir un accident, une maladie, un coup de marteau… Enfin moi je ne sais pas ce qu’a eu M. d’Arx, mais il a eu quelque chose.
Le chœur demeura muet.
– Voici l’histoire, poursuivit le petit jeune homme, heureux d’être écouté: la procédure était plus claire que de l’eau de roche, les rapports de police ne laissaient pas l’ombre d’un doute, les divers témoignages concordaient avec un ensemble accablant…
– Il s’exprime bien, ce polisson-là, fit observer le cousin de Saumur.
Tout fier de cette caresse, monsieur Ernest redoubla d’éloquence.
– Mesdames, dit-il ex professo, vous ne connaissez probablement pas bien les formes de procéder, le mécanisme, je vais tâcher de me faire comprendre: le juge d’instruction forme à lui tout seul une sorte de tribunal préalable…
– Au fait! au fait! dit M. de Champion.
– Le juge, continua l’échappé de collège, résume son travail dans une pièce qu’on nomme une ordonnance de «soit communiqué»; cette ordonnance saisit le ministère public, et le procureur du roi délègue un substitut pour examiner l’instruction; le substitut fait un rapport dont les conclusions se nomment un réquisitoire…
– Les petits enfants savent cela! gronda M. de Champion.
– Toutes ces dames, repartit aigrement monsieur Ernest, ne lisent pas la Gazette des Tribunaux avec la même assiduité que mademoiselle votre fille. On m’a prié de parler, je parle. Le réquisitoire de mon frère concluait au renvoi de l’assassin devant la cour d’assises, contrairement à quoi M. d’Arx a rendu une ordonnance de non-lieu pure et simple. Mon frère en a référé à son chef, le procureur du roi a lancé aussitôt un appel, mais M. d’Arx, usant d’un droit extrême, a délivré, je dois le dire, à la stupéfaction générale de tout le parquet, une mainlevée du mandat de dépôt et le lieutenant Pagès est aussi libre que vous et moi.
– Exact! dit M. le baron de la Perrière en s’approchant, et cela ne laisse pas que de paraître un peu singulier à ceux qui connaissent…
Il fut interrompu par un murmure qui s’élevait dans le salon. M. Remy d’Arx entrait donnant le bras à la comtesse Corona.
Le petit conciliabule présidé par Mme de Tresme se dispersa aussitôt, et ses membres ne furent pas les moins empressés à entourer le nouvel arrivant.
Il n’y avait, en vérité, rien d’exagéré dans le dire de Mme de Tresme: en deux semaines, Remy d’Arx avait vieilli de dix ans, pour le moins.
Sa taille élégante s’était amaigrie; ses traits, naguère si beaux, creusaient et tourmentaient leurs lignes; des mèches grisonnantes marbraient le noir de ses cheveux, et son front s’inclinait sous je ne sais quel poids qui semblait écraser tout son être.
Il regarda d’un œil troublé ceux qui venaient à sa rencontre et qui, tout en lui faisant mille démonstrations affectueuses, l’examinaient avec une implacable curiosité. L’expression de sa physionomie était craintive et comme farouche.
Bien des regards d’intelligence furent échangés entre les intimes de l’hôtel d’Ornans.
Chacun remarqua le regard triste que Remy jetait sur la corbeille et ses accessoires.
Francesca dit, comme si elle eût voulu expliquer son morne accablement:
– Voilà un homme trop heureux!
– Il y a des personnes, murmura Mme de Tresme avec un grand sérieux, à qui la joie produit cet effet-là.
Mademoiselle Marie pinça le coude à l’autre demoiselle. La marquise arrivait les deux mains tendues; le colonel embrassa Remy avec effusion. Ce dernier se laissait faire; il demanda:
– Où donc est Mlle de Villanove?
Et il n’y eut personne qui ne remarquât l’altération profonde de sa voix.
– Elle est à sa toilette, répondit la marquise; ah! nous voulons nous faire belle pour ce grand jour!
Remy passa comme s’il eût voulu éviter la fatigue d’un entretien, et cette conduite bizarre fit renaître les chuchotements.
Le colonel toucha le bras de Francesca qui répondit tout haut à cette question muette:
– Je viens de rencontrer Remy à la porte de l’hôtel; nous n’avons pas encore eu le temps de causer, mais je vais l’emmener dans la serre et lui faire votre commission.
– Quelle commission? demanda le juge, qui se retourna lentement.
Le colonel lui sourit et répliqua d’un ton caressant:
– Vous allez le savoir, mon cher enfant, suivez seulement ma petite Fanchette.
La comtesse serra le bras de Remy en souriant et l’entraîna vers la serre.
– C’est drôle, dit tout bas Mme de Tresme.
– Cette noce-là, repartit le cousin de Saumur, a l’air d’un enterrement.
La comtesse Corona, conduisant toujours Remy, traversa toute la serre et ne s’arrêta qu’à l’extrémité la plus éloignée du salon.
C’était l’endroit même où avait eu lieu, quinze jours auparavant, la première entrevue entre le juge et Mlle de Villanove.
Remy eut ce souvenir, car il porta la main à son front.
– Vous souffrez, lui dit Francesca en s’asseyant auprès de lui; il y a tant de misères dans ma propre vie que j’ai bien peu de temps à donner à ceux que j’aime le mieux. Je suis peut-être ici la seule à ne point savoir ce qui se passe depuis quinze jours; je vous croyais au comble du bonheur, Remy, et je m’applaudissais d’avoir été pour quelque chose dans votre joie. Dites-moi pourquoi vous souffrez.
Le juge avait les yeux baissés; il répondit après un silence:
– Je sens qu’il y a sur moi un horrible malheur.
– Mais pourquoi? s’écria la comtesse, vous avez l’esprit frappé…
– L’esprit, oui… et le cœur, le cœur surtout!
Il s’arrêta, et la comtesse demanda:
– N’avez-vous plus confiance en moi?
Le juge releva sur elle son regard découragé.
– J’aurais dû fuir, murmura-t-il enfin, ou me tuer.
Et comme Francesca répétait ce dernier mot avec reproche, il ajouta dans un élan d’inexprimable angoisse:
– Je l’aimais trop! cet amour n’a rien laissé en moi. Je ne vis que de cet amour, et j’en mourrai, c’est mon espoir.
– Mais puisque vous avez obtenu celle que vous aimiez!
Le visage de Remy se contracta pendant qu’il répondait.
– Je n’ai pas commis le crime, et pourtant il y a en moi comme un cuisant remords. Je suis brave et j’ai peur. Ce mariage est-il celui d’un honnête homme? dites, me regardez-vous comme un honnête homme?
– Je vous regarde comme le dernier chevalier, dit la comtesse en lui prenant les deux mains; vous êtes la bonté, vous êtes la loyauté même. Je connais assez Valentine pour savoir qu’elle ne vous a rien caché, car elle est digne de vous, Remy, j’en jurerais. Ce mariage la sauve d’elle-même, ce mariage la défend contre le monde…