– Ce mariage est un marché, prononça lentement Remy, qui avait des larmes dans la voix.
Francesca craignit d’interroger.
– Il y a des choses, reprit Remy, que vous ne comprendriez pas et qui, racontées sans préparation, vous sembleraient un symptôme de folie; mais je ne suis pas fou, malheureusement. L’arme invisible est suspendue au-dessus de ma tête, elle m’a blessé déjà blessé à mort!
Les beaux yeux de Francesca exprimèrent cette inquiétude caractéristique que font naître les paroles d’un malade qui délire. Le juge sourit amèrement et murmura:
– Vous voyez bien! et pourtant les effets de cette arme ne se montrent-ils pas assez cruellement? Ce matin, je me suis regardé dans la glace et je ne me suis pas reconnu. Voici quinze jours entiers que je vis avec la fièvre, ou plutôt que je meurs peu à peu, empoisonné par la certitude de mon malheur et par le mépris de moi-même.
«Je ne sais rien de Valentine, sinon, et très vaguement, les traverses de son enfance, son amour pour ce jeune homme… Oh! ne la défendez pas, madame, je suis bien loin de l’accuser…
«Une fois, Valentine me dit en m’apportant des papiers: «Ceci est ma confession», mais elle se ravisa sans doute car je ne retrouvai point ces papiers à la place où elle les avait mis, et depuis quinze jours, c’est à peine si nous avons échangé quelques paroles.
«Elle m’évite, et, faut-il le dire, je crois que je la fuis. Notre union se fait en dehors de nous par les soins de ce bon, de cet excellent ami, le colonel Bozzo, votre père…
Francesca ouvrit précipitamment le sac de velours brodé d’acier, que toute femme élégante portait en ce temps-là. Elle en retira un large pli en disant:
– Pour cette fois, c’est vous qui m’y faites penser! J’allais encore oublier la commission de mon bon père, Tout ce qui vient de lui fait du bien, qui sait si je ne vous apporte pas un remède à votre tristesse? Il souriait quand il m’a remis cela pour vous, et il m’a dit: «Notre bien-aimé Remy doit lire cet écrit ce matin même; quand tu le lui auras donné, chérie, tu le laisseras seul.»
Elle tendit le pli au juge en ajoutant:
– Je vous le donne et je vous laisse.
Remy ne fit point effort pour la retenir, il dit seulement:
– Je voudrais être prévenu quand Mlle de Villanove aura achevé sa toilette.
Il était seul, mais il n’ouvrit point encore le pli qu’on venait de lui remettre.
Les murmures du salon arrivaient à peine jusqu’à lui à travers la serre dont la comtesse avait refermé la porte.
Il avait croisé ses deux mains sur ses genoux, ses yeux regardaient le vide, ses lèvres s’agitaient par intervalles, murmurant un nom et deux mots:
– Valentine!… l’arme invisible!
Au bout de quelques minutes et machinalement, il déchira l’enveloppe qu’il tenait entre ses mains et dit:
– C’est elle… c’est l’amour que j’ai pour elle qui est l’arme invisible! Son regard rencontra le papier et tout son corps eut un frémissement.
– C’est d’elle! dit-il, c’est son écriture, c’est le cahier qu’elle m’avait apporté! Et pourquoi avait-il disparu de mon cabinet? et comment me revient-il maintenant par le colonel Bozzo?
Un domestique à la livrée d’Ornans entra dans la serre; il portait trois lettres sur un plateau.
– Le valet de chambre de monsieur vient d’apporter ceci, dit-il; les trois lettres sont pressées.
Remy les prit et le congédia.
Il déposa les trois lettres auprès de lui, sur la caisse où était le yucca, sans même regarder les adresses.
L’instant d’après, il était plongé dans la lecture du manuscrit de Valentine.
XXIII Le diable
Remy d’Arx lisait avec avidité; une sorte de magnétisme se dégageait pour lui de cette écriture bien-aimée.
Chaque ligne retournait le poignard dans sa blessure, mais l’excès de la souffrance a aussi son ivresse, et tout au fond de la coupe terrible le supplicié, dit-on, trouve une goutte de nectar.
Il aimait; son amour grandissait en dépit de tout, et les motifs qui auraient dû l’éteindre l’attisaient.
Mais il aimait sans espoir, ce fiancé à la veille de ses noces; quelque chose lui disait que tout était rêve autour de lui et que les préparatifs de ce mariage certain allaient s’évanouir comme un rêve.
Le mariage lui-même n’aurait point apaisé ses craintes ni calmé son trouble.
Même devant le magistrat qui rapproche légalement les deux époux, devant le prêtre même qui bénit leur union, il aurait refusé de croire.
Une voix criait dans sa conscience: «Tout ceci est mensonge, il n’y a de vrai que les coups répétés et implacables de l’arme mystérieuse…»
Il s’absorbait dans sa lecture à chaque instant davantage, il n’entendait plus les bruits qui venaient du salon, rien n’existait pour lui en dehors de la pensée qui le charmait et l’opprimait.
Ces pages, c’était Valentine elle-même; il lisait comme on s’enivre.
La pâleur de son visage était livide, il y avait à son front des gouttes de sueur glacée, il lisait toujours.
Il s’arrêta pourtant, car ses yeux se voilaient quand il arriva au passage où Valentine dépeignait les premiers mouvements de son cœur.
Le nom de Maurice le choqua comme un outrage; la force lui manqua, et il laissa aller le manuscrit.
– Qu’ai-je fait à Dieu, murmura-t-il, pour qu’il m’ait infligé cette torture? Je l’aime et je brise sa vie! jamais elle ne pourra m’aimer, et c’est en vain que je l’entraîne au fond de mon malheur!
Ses yeux tombèrent sur les trois lettres que le domestique venait d’apporter; les adresses des deux premières étaient de deux plumes amies; il ne reconnut point l’écriture de la troisième.
Ce fut celle-là qu’il ouvrit d’abord.
En déchirant l’enveloppe, sa main tremblait, parce qu’il pensait:
– Quand je reviendrai après l’avoir tué, que me dira-t-elle? et pourtant je suis condamné à le tuer!
En ce moment, la signature de la lettre éblouit son regard.
– C’est de lui! s’écria-t-il, pendant que tout son sang lui remontait au visage.
La lettre disait:
«Monsieur d’Arx, je vous dois la vie et la liberté; je voudrais être votre ami, mais cela ne dépend pas de moi. Vous m’avez fait promettre qu’aussitôt libre je me tiendrais à votre disposition; malgré ma répugnance, je ne puis manquer à ma parole: je demeure rue d’Anjou-Saint-Honoré, n° 28. Je ne vous chercherai pas, monsieur d’Arx, mais je n’ai pas le droit de vous éviter.»
C’était signé Maurice PAGES.
Une flamme s’était allumée dans les prunelles de Remy.
– Il n’est pas même jaloux de moi! dit-il avec une colère concentrée, il n’a pas de haine contre moi! sa lettre n’essaye pas de railler, mais c’est le plus outrageant de tous les sarcasmes. J’ai le temps; demain, à l’heure où Valentine deviendra ma femme, je n’aurai plus de rival.