Sans y songer, il rompit le second cachet. Il lut d’un air distrait:
«Mon cher d’Arx,
«Voici un contretemps fâcheux; les papiers que vous aviez déposés chez moi ont disparu cette nuit avec d’autres valeurs, soustraites dans mon secrétaire. J’ai fait, bien entendu, ma déclaration, mais j’ai voulu vous aviser pour le cas probable où la police ne mettrait pas la main sur nos brigands. J’en suis pour une trentaine de mille francs et pourtant je ne mens point en disant que je regrette surtout les pièces auxquelles vous paraissiez tenir.
«Bien à vous,
«Général CONRAD»
Les lèvres de Remy laissèrent échapper malgré lui ces mots:
– L’arme invisible!
Il froissa le papier et ajouta:
– L’autre lettre est justement de Godwin. Quelle est donc la puissance de ces hommes?
Il déplia la lettre, qui disait:
«Cher ami,
«Il y a eu un petit incendie chez moi à l’hôtel Meurice, et votre dépôt est détruit. Vous ne m’aviez point dit quel était le contenu du paquet et je devais seulement l’adresser à M. le duc d’Orléans dans le cas de votre décès.
«Néanmoins, sur votre simple déclaration qu’il contenait des valeurs, je suis prêt à vous en rembourser le montant.
«Yours truly,
«Francis GODWIN»
– J’avais deviné! dit Remy, qui replia la lettre avec assez de calme. Il ajouta:
– Reste le colonel, dont la maison peut-être aura été frappée par la foudre…
Il reprit le manuscrit de Valentine et en poursuivit plus froidement la lecture.
Nous connaissons ce manuscrit, au moins par extraits, jusqu’à la dernière page, au milieu de laquelle Lecoq fut interrompu par le colonel Bozzo.
C’était à l’endroit où Valentine, éveillée par un choc violent, retrouvait le fil de ses souvenirs d’enfance.
Le brouillard se dissipait pour elle; elle se revoyait au lendemain d’une catastrophe sanglante, seule, sans protecteur, entourée d’hommes dont le visage était voilé et qui discutaient sur sa vie ou sa mort.
La dernière ligne lue par Lecoq était celle-ci:
… Le masque de celui qui était le maître tomba…
Après ces paroles, qui avaient mis le colonel en un si grand émoi, le manuscrit de Valentine n’avait plus qu’une demi-page et nous la transcrivons:
«… Quand le masque fut tombé, je vis un homme de grand âge, au regard bon et doux, au front respectable que couronnait une chevelure blanche.
«Cet homme, ce chef des Habits Noirs, je l’ai revu, je le connais, vous le connaissez aussi, et vous l’aimez.
«Il est un de mes bienfaiteurs, j’ai essayé de douter, mais l’évidence m’accable. C’est le même, c’est lui!
«J’hésite, j’ai voulu écrire ici son nom et je n’ai pu, le papier peut trahir une pareille confidence.
«Mais je vous dois tout, monsieur d’Arx; pour vous je n’aurai aucun secret; le jour où vous me demanderez ce nom, je m’engage à vous le dire.»
C’était le dernier mot.
Remy referma le manuscrit et demeura immobile, les yeux cloués au sol.
Il était si profondément noyé dans ses réflexions qu’il n’entendit point le bruit de la porte qui s’ouvrait.
Il n’entendit pas non plus qu’on marchait dans la serre.
Quand il releva enfin les yeux, il vit devant lui le colonel Bozzo-Corona debout et les bras croisés sur la poitrine.
Remy le regarda fixement et dit:
– C’est vous qui m’avez fait remettre cet écrit, monsieur?
Le colonel fit un signe de tête affirmatif.
– On me l’avait volé, reprit Remy, dans mon cabinet, au Palais de Justice. Pourquoi me l’a-t-on rendu?
– Ne l’avez-vous deviné? murmura le colonel.
– Si fait, répliqua Remy, j’ai le pressentiment d’un grand malheur; peut-être ne dois-je plus la revoir, car si je la revoyais, elle me dirait le nom qu’elle n’a pas osé écrire…
La physionomie du vieillard était à peindre; elle n’exprimait pas l’ombre d’une crainte personnelle, mais on y lisait une grave, une sincère compassion.
– Et le dépôt que je vous ai confié? demanda tout à coup Remy; a-t-on forcé aussi votre secrétaire? ou votre chambre à coucher a-t-elle brûlé cette nuit?
– Malheureux jeune homme, prononça tout bas le colonel, aucun soupçon venant de vous ne peut m’offenser. Je vous aime, je vous plains du plus profond de mon cœur. Vous êtes magistrat, Remy d’Arx, quand vous voudrez, je répondrai aux questions que vous croyez avoir le droit de m’adresser, puisqu’un siècle presque entier de dévouement et de vertu n’a pu me mettre à l’abri de la calomnie; mais en ce moment, il s’agit de vous, il ne s’agit que de vous. Encore une fois, avez-vous deviné?
– J’ai deviné, répondit le juge, dont la voix se raffermit, que le Maître des Habits Noirs joue ici une suprême partie. Malgré son audace, il ne la gagnera pas.
Le colonel se redressa.
La plupart des grands comédiens ne sont pas au théâtre: il y eut quelque chose de véritablement majestueux dans l’immense douleur exprimée par son regard.
– Je suis un exilé, monsieur d’Arx, dit-il avec lenteur, vous touchez là, sans le savoir, une cruelle blessure: j’avais un frère, est-ce vous qui allez me forcer à déshonorer la mémoire de celui qui n’est plus?
– Quoi!… s’écria le juge, vous prétendriez!…
– Mon malheur est un fait accompli, interrompit le vieillard avec une étrange autorité, le vôtre menace et va vous écraser. Une dernière fois, avez-vous deviné, monsieur d’Arx? rapprochez les dates; Valentine a dix-huit ans, elle en avait trois quand elle vit cette figure de vieillard, qui ressemblait à la mienne… et le jour où cette lugubre scène frappa son imagination d’enfant, elle était sous l’impression d’une tragédie plus sinistre encore. Elle n’a pas écrit cela, mais je le sais, elle me l’a dit. Devinez-vous? Les yeux de Remy se fermèrent.
– Vous devinez! reprit le vieillard. Elle avait assisté à un meurtre, quel meurtre? Votre famille demeurait à Toulouse, sur la place du Tribunal.
Un cri s’étouffa dans la gorge du juge. Le vieillard implacable poursuivit:
– Elle avait assisté au meurtre de Mathieu d’Arx, votre père.
– Mon père! râla Remy.
Puis, se levant tout droit, il ajouta, en un cri déchirant:
– Elle est donc ma sœur!
Il chancela après avoir prononcé ce mot, qui s’étranglait dans sa gorge, et recula jusqu’à la muraille.
Puis il repoussa avec violence le colonel, qui s’avançait pour le soutenir.
Il traversa la serre en courant comme un insensé.
Le salon était vide.
Remy put monter, sans être arrêté, à l’étage où était la chambre de Valentine.
La chambre de Valentine se trouvait déserte aussi; seulement, le premier regard de Remy rencontra une lettre déposée sur la table.
Il s’en empara comme d’une proie; elle lui était adressée; il l’ouvrit, mais ses yeux aveuglés n’en pouvaient déchiffrer les caractères.