L’endroit que ce bon M. l’Amitié appelait son confessionnal était tout bonnement un cabinet particulier, situé au premier étage. L’unique fenêtre de ce réduit, destiné à fêter l’amour en guenilles et Bacchus frelaté, donnait en face de la ruelle et avait vue sur le boulevard. Une double porte toute neuve et bien rembourrée faisait contraste avec l’indigence malpropre de l’ameublement. Ce luxe était dû à Toulonnais-l’Amitié, qui avait fait de ce lieu une succursale de ses divers cabinets d’affaires.
Car c’était un homme considérablement occupé.
Au moment où Cocotte passait le seuil, une voix cria du bas de l’escalier:
– Ne fermez pas, j’arrive à l’ordre!
L’instant d’après, Toulonnais était assis sur le vieux divan entre ses deux acolytes.
M. Piquepuce avait une dizaine d’années de plus que le joli Cocotte, dont il était l’inséparable: Virgile, avant nous, avait mis cette différence d’âges entre Nisus et Euryale. L’apparence de M. Piquepuce était celle d’un rat de chicane prétentieux et romantique; il portait de longs cheveux, cachant le col d’un habit pelé.
– Cause, lui dit l’Amitié, le petit n’est pas de trop; il est bon qu’il sache un bout de l’histoire.
– Eh bien! commença Piquepuce d’un air important, notre jeune homme est à Paris.
– Parbleu! fit Toulonnais, qui haussa les épaules. Si tu veux, je vas te donner son adresse.
– Si vous en savez plus long que moi… voulut dire Piquepuce.
– Cela se pourrait bien, bonhomme, interrompit l’Amitié, mais tu es là pour répondre et non point pour te fâcher. As-tu vu la dompteuse?
– Je la quitte. Elle a sa baraque place Valhubert, devant le Jardin des Plantes, et doit emballer après-demain pour la fête des Loges.
– Se souvient-elle de Fleurette?
– Je le crois bien! quand ce ne serait que par jalousie!
– Ah! ah! fit l’Amitié avec une certaine vivacité, voyons ça… Ce vieux Père a décidément de la corde de pendu plein ses poches!
– J’ai donc payé le petit noir à la dompteuse, reprit Piquepuce, au café de la gare d’Orléans. C’est encore une femme agréable, quoiqu’un peu puissante. Il paraît qu’elle en tenait dans l’aile pour ce jeune Maurice et que ça lui est même resté malgré la suite des temps. Vous savez, les dompteuses d’animaux féroces, c’est presque toujours des femmes romanesques; il n’y a pas plus langoureuse que Mme Samayoux, quoiqu’elle ait mis jadis son mari à l’hôpital d’un coup de boulet ramé, en jouant et sans malice, dont il est mort au bout de cinq semaines de souffrances! Elle fait des vers comme père et mère, sauf l’orthographe, et pince la guitare à l’espagnole…
L’Amitié frappa du pied.
– Il ne s’agit pas de Mme Samayoux, dit-il, mais de Maurice et de Fleurette.
– J’allais y arriver. Quand on vint chercher la petite à la baraque de la part de ses parents, pour la faire comtesse ou autre, et Mme Samayoux dit que c’est encore là une drôle d’histoire, car l’enfant n’avait ni marque, ni signe, ni croix de sa mère, à l’aide desquels il est facile d’effectuer une reconnaissance dans les règles: quand donc on vint la réclamer, le jeune Maurice faillit devenir fou. Vous savez ou vous ne savez pas qu’il était fils de parents comme il faut et qu’il s’était engagé chez la Samayoux pour le trapèze, la boule et la perche à cause de Fleurette, qu’il idolâtrait.
La petite était en ce temps-là somnambule lucide et manigançait la seconde vue. Ça a dû être un drôle de rêve tout de même quand elle a vu le carrosse qui venait la chercher pour la mener dans un hôtel des Champs-Élysées, où elle a présentement des robes de soie et des cachemires… Ne vous impatientez pas… Le jeune Maurice fit donc un coup de sa tête; malgré que Mme Samayoux lui proposait de l’épouser en lui laissant par contrat sa baraque, ses outils et ses bêtes, il s’engagea soldat et partit pour l’Afrique. Qui est-ce qui pleura? ce fut la dompteuse. Elle se serait même périe par le charbon sans un musicien de son orchestre qui lui adoucit momentanément sa douleur.
– Pour une chose racontée agréablement, murmura Cocotte, ça y est!
– Et la fillette? demanda l’Amitié, non sans donner de nouveaux signes d’impatience.
– J’allais y venir. Mme Samayoux fut cinq ou six mois sans entendre parler de la fillette; elle ne savait pas même où elle était, car on lui avait compté une gentille somme pour avoir mademoiselle Fleurette, mais une fois partie, ni vu ni connu, tout s’était fait dans le plus grand mystère.
Un beau matin, à la foire de Saint-Cloud, Mme Samayoux, après avoir pris sa chopine de blanc, allait porter le déjeuner à ses bêtes, lorsqu’elle vit entrer dans la baraque une brassée de taffetas, de jais, de fleurs et de dentelles: c’était Fleurette qui se jeta à son cou en lui disant: «Où est-il? j’en mourrai si vous ne voulez pas m’apprendre où il est!»
– Je vous dis qu’il en a! s’écria l’Amitié, qui claqua ses mains l’une contre l’autre, il en a tout un rouleau!
Piquepuce, interloqué, le regarda avec étonnement, mais Cocotte expliqua:
– Le patron entend de la corde de pendu… va toujours.
– Ça lui importe donc, au vieux dont vous avez fait mention, poursuivit Piquepuce, que mademoiselle Fleurette et le jeune monsieur Maurice s’entradorent? Alors tout va pour lui comme sur des roulettes, car la petite demoiselle est revenue plus de dix fois, au risque de se compromettre et rien que pour parler de lui. Il n’y a pas comme les dompteuses pour avoir de la sensibilité; ça fendait l’âme de maman Samayoux de voir l’inclination mutuelle des deux jeunes gens, mais elle s’intéressait à leurs amours comme si c’était une pièce de la Gaieté, et elle a même fait là-dessus une romance qu’elle voulait me chanter à toute force.
«C’est elle qui a écrit au jeune homme en Afrique en lui disant: «Revenez, on vous attend», mais sans lui révéler les mystères de l’aventure, parce que mademoiselle Fleurette dit qu’il y a de grands dangers autour d’elle… et vous devez bien savoir si elle a tort ou raison, patron. Par quoi, il n’est pas toujours si facile de revenir d’Afrique que d’y aller; mais le jeune homme a fini par trouver la clef des champs, et Mme Samayoux était tantôt dans tous ses états, car c’est aujourd’hui même que monsieur Maurice doit venir la trouver pour savoir enfin ce que parler veut dire.
M. Piquepuce se tut et l’Amitié resta un instant pensif.
– Voilà! murmura-t-il; j’essaye des carambolages absurdes et les trois billes du bonhomme reviennent toujours dans le petit coin!
– À ton tour, Cocotte, ajouta-t-il brusquement. M. Piquepuce a fini et il peut aller voir en bas si nous y sommes.
Ce dernier obéit aussitôt, et dès que la double porte fut refermée, l’Amitié reprit:
– À nous deux, petit, ce n’est pas toi qui vas parler, c’est moi, et tâche d’écouter comme il faut. Ta besogne n’est pas difficile, puisque tu as été dans la partie, mais il faut que la chose soit faite avec soin: c’est pour payer la loi Rue de l’Oratoire-du-Roule n° 6, tout auprès des Champs-Élysées, il y a un garni…
– Je vois ça, interrompit Cocotte, deux corps de logis. J’ai connu une dame qui demeurait sur le derrière; on montait une cour en pente pour arriver chez elle et sa fenêtre était à cinq pieds du carreau parce que Mme la marquise d’Ornans ne voulait pas qu’on regardât dans son jardin.