– J’ai toujours l’idée, murmura-t-il, que ce sanglier-là, quelque jour, me plantera son boutoir dans le ventre, mais à part cet inconvénient là, quel meuble! On le ferait faire sur commande que jamais on n’en obtiendrait un pareil!
Il redescendit l’escalier en colimaçon et traversa de nouveau la salle basse de l’estaminet de L’Épi-Scié, où la poule était en pleine activité.
– Bonsoir, amour, dit-il à la grosse limonadière, qu’est-ce que nous offririons bien à tous ces braves enfants-là? Une goutte de punch? Allons! va pour un punch, puisque le vin chaud est bu.
Il déposa un double louis sur le comptoir et s’éloigna au milieu d’une acclamation générale.
À quelques pas de là, au coin de La Galiote, le coupé aux stores baissés l’attendait fidèlement. Il y monta en disant au cocher:
– Hôtel d’Ornans, Giovan, et brûlons le pavé!
Quand le coupé, après avoir traversé tout Paris au trot allongé de son cheval, eut franchi la porte cochère élégante de l’hôtel, situé aux Champs-Élysées, à droite de la rue de l’Oratoire-qui-Roule, ce ne fut point le Juif à la houppelande sordide et aux vieilles bottes fourrées qui en sortit.
L’homme qui sauta sur le perron, propre et rasé de frais, était chaussé de bottes vernies et portait un habit noir tout chamarré de décorations étrangères.
Il passa dans l’antichambre, la mine haute, en habitué de la maison, et fut annoncé ainsi à la porte du salon:
– Monsieur le baron de la Perrière!
Le cocher ne parut nullement surpris du miracle qui s’était accompli dans sa voiture et alla prendre place parmi les équipages rangés en ligne le long des trottoirs de la grande allée de l’Étoile.
III Chapitre aux portraits
C’est un pays original et qui ne ressemble nullement aux autres quartiers de Paris.
D’abord les rues ne s’y appellent point comme ailleurs: Louis-le-Grand, Bonaparte, aux Ours, de la Chopinette, Chilpéric ou Oberkampf; on a eu la bizarre idée de leur donner des noms de poètes, quoique ce soit très loin de l’Odéon; il y a la rue Balzac, la rue Chateaubriand, la rue Lord-Byron.
C’est un drôle de coin où l’alignement désormais nécessaire au bonheur des peuples et de M. le préfet de la Seine n’a pu encore pénétrer; on y monte, et y descend, on y tourne, comme si la baguette d’une fée avait mis cette petite montagne à l’abri des aplatissements universels.
Paris passe à droite et à gauche par le boulevard Haussmann et par la grande avenue des Champs-Élysées, mais on dirait qu’il n’entre pas là. On y respire la paisible odeur des capitales étrangères. Tout le monde y est anglais, russe ou ottoman; les hommes qu’on y voit sont grooms, les femmes school mistresses; on n’y vend rien en effet, sinon des chevaux de sang noble et la pâle éducation des boarding houses.
En 1838, on trouvait là de grands terrains vagues ayant appartenu à la Folie-Beaujon; il n’était pas encore question de l’avenue Friedland. À part quelques pensions cosmopolites, une célèbre maison d’accouchement et trois ou quatre hôtels perdus dans de magnifiques jardins, il n’y avait de constructions importantes que sur les anciennes voies de communication, telles que la rue de l’Oratoire et la grande avenue des Champs-Élysées.
La principale de ces maisons était, sans contredit, l’hôtel habité par Mme la marquise d’Ornans, veuve d’un ancien pair de France et sœur d’un ministre de la Restauration.
C’était une charmante maison de style italien, dont le principal corps de logis avait été bâti, dit-on, par le célèbre financier qui a laissé son nom à tout le quartier. Elle était beaucoup plus grande que le petit temple grec où mourut Delphine de Girardin, de l’autre côté de l’avenue, mais l’œil allait involontairement de l’une à l’autre, attiré par une vague ressemblance de style.
La blanche colonnade, élevée au-dessus d’un perron circulaire d’aspect monumental, était tout ce qu’on apercevait de l’hôtel d’Ornans. Des bosquets touffus, aidant l’inégalité des terrains, cachaient entièrement le surplus des constructions, qui étaient considérables. Il y avait par-derrière un jardin qui eût presque mérité le nom de parc; une passerelle entourée de lianes franchissant le chemin qui porte maintenant le nom de Balzac et prolongeait le gracieux domaine de la marquise à travers des pelouses veloutées, de grands massifs sombres et des corbeilles de fleurs jusqu’au mur du Bel-Respiro.
On démolit l’hôtel vers la fin du règne de Louis-Philippe, et ses dépendances furent morcelées.
Mme la marquise d’Ornans, née Julie de la Mothe-d ’Andaye, avait déjà franchi, à l’époque où se passe notre histoire, les dernières limites de la jeunesse; elle se coiffait en cheveux gris et ne détestait point qu’on lui donnât le titre de femme politique.
Elle avait aussi quelques prétentions au bel esprit.
Sa politique, du reste, était plutôt une religion, et rarement son chapeau sortait de l’étui dévot où elle le gardait au fond de son armoire.
Elle croyait à Louis XVII.
C’est un fait assez remarquable que l’allure uniformément paisible des divers personnages, imposteurs ou non, qui jouèrent le rôle de Louis XVII. On en vit beaucoup dans la première moitié de ce siècle: quelques collectionneurs soigneux en ont compté, je crois, jusqu’à une douzaine; mais tous ces prétendants, ainsi que leurs partisans, avaient, depuis le premier jusqu’au dernier, des physionomies débonnaires.
Aucun d’eux, à ma connaissance, ne battit bien vivement le briquet pour allumer le flambeau de la guerre civile.
On eût dit que leur ambition se bornait à réunir autour d’eux une petite église de gens riches et crédules qui pussent les appeler tout bas «Votre Majesté», en leur assurant bonne table, bon logis et chaude garde-robe.
Ils furent pourtant, on doit le dire, malgré leur inertie, un des dissolvants les plus efficaces de ce grand parti royaliste qui, malade dès le temps de la Restauration, gardait encore sous Louis-Philippe une considérable vitalité. Aussi la sagesse bourgeoise du gouvernement de Juillet se gardait-elle bien d’apporter la moindre entrave au commerce pacifique des prétendus héritiers du roi martyr; le mot d’ordre était donné d’un bout à l’autre de la France; les Louis XVII pouvaient se promener dans le faubourg Saint-Germain et en province sans être inquiétés le moins du monde.
Volontiers leur eût-on signé des feuilles de route, avec secours, pour faire pièce à l’opposition légitimiste. Tout ce qu’on exigeait d’eux, c’était de garder l’oriflamme sous leur chemise et de ne se faire sacrer qu’à huis clos dans le salon fermé de quelque vieux manoir ou dans la salle à manger d’un presbytère.
Mme la marquise d’Ornans possédait une très belle fortune et nourrissait un Louis XVII qu’elle espérait bien un jour voir assis sur le trône de France, mais cela sans verser préalablement des flots de sang, et grâce au seul travail de la Providence qui, tôt ou tard, dessille les yeux des peuples aveugles.
Pour aider tout doucement la Providence et favoriser la restauration de son prince, Mme la marquise d’Ornans donnait en son hôtel des Champs-Élysées de fort jolies fêtes où elle recevait le meilleur monde.
Nous ne saurions trop répéter que ses salons n’avaient aucune couleur politique; on y trouvait réunis des partisans du gouvernement et des orateurs de l’opposition, quelques écrivains, quelques membres du clergé; beaucoup de jolies femmes et bon nombre d’hommes à la mode, parmi lesquels nous devons citer un jeune magistrat de haut avenir, honoré de l’amitié du garde des Sceaux et qui, certes, se fût éloigné de tout conciliabule suspect: le juge d’instruction Remy d’Arx.