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Malgré sa bonne envie d’obéir à la patronne en se montrant discret, son regard ne pouvait se détacher de l’étranger, et il en revenait toujours à penser.

– C’est étonnant! je jurerais que je ne l’ai jamais vu, et il me semble à chaque instant que je vais retrouver son nom!

Mme Samayoux quitta sa chaise et vint se mettre debout auprès du poêle.

– Je vous ai demandé qui vous êtes, dit-elle en baissant la voix, mais s’il ne vous convient pas de me répondre, c’est égal. Je suis dans la tristesse et le peu que vous avez dit m’a donné un espoir. C’est de Fleurette que vous avez parlé, n’est-ce pas?

– J’ai parlé de Mlle Valentine de Villanove.

La dompteuse rappela à sa mémoire le récit de M. Baruque et murmura:

– Valentine de V… c’est bien cela.

– Ou bien encore, poursuivit l’étranger, Valentine d’Arx, car la pauvre malheureuse enfant, depuis qu’elle est folle, s’est mise en tête que c’était là son vrai nom.

– Folle! répéta Mme Samayoux, dont le souffle s’embarrassa dans sa poitrine. Et elle croit donc être la femme de l’homme qui est mort?

– Non, fit l’étranger, elle croit être sa sœur. Ah! ah! si vous ne savez rien, je vais vous en apprendre de belles…

– Mais, interrompit la veuve, si elle est folle, on ne l’a pas gardée en prison?

– Parbleu! elle n’a jamais été en prison.

– Et Maurice?

– Celui-là c’est une autre paire de manches… Mais asseyez-vous, bonne dame, vous ne tenez pas sur vos jambes, ma parole d’honneur! et maintenant que j’ai les pieds chauds, nous allons nous mettre à notre aise en buvant un verre de vin, si vous voulez.

Il se leva et prit le bras de la veuve, qui chancelait en effet.

– Vous avez affaire à un bon enfant, vous savez, continua-t-il en la ramenant vers la table, et nous ferons une paire d’amis tous deux, j’en suis certain. Ça m’a amusé en commençant de poser en casseur vis-à-vis d’une luronne de votre numéro, mais vous n’êtes qu’une femme, après tout, puisque vous pleurez, et je reprends vis-à-vis de vous la galanterie de mon sexe.

Il aida la dompteuse à s’asseoir, en ajoutant:

– Vous ne me demandez plus qui je suis en faisant les gros yeux, alors je vous le dis: ni chiffonnier ni prince, à peu près le milieu entre les deux: M. Constant, officier de santé et plus avisé que bien des fainéants qui ont passé leur thèse, premier aide préparateur dans la maison du Dr Samuel dont j’ai la confiance et qui me fait tout ce qui ne concerne pas mon état, spécialement la chasse à la dompteuse, car voilà trois fois vingt-quatre heures que je cours sur votre piste comme un Osage dans les forêts vierges de l’Amérique du Nord… pas bien riche avec cela, mais amateur de ce qui brille et portant des lunettes de chrysocale avant de les troquer contre des lunettes d’or. Est-ce de la franchise, ça? Ambitieux pas mal et nourrissant l’espoir que l’aventure de la petite demoiselle pourra me pousser dans le monde, puisqu’elle m’a déjà mis en relations avec des gens que je n’aurais jamais approchés sans cela; exemple, Mme la marquise d’Ornans, Mme la comtesse Corona (un joli brin celle-là, ou que le diable m’emporte!), le colonel Bozzo, qui est dix fois millionnaire, M. de Saint-Louis, qui succédera peut-être à Louis-Philippe et d’autres encore.

– Je vous en prie, prononça tout bas la veuve, parlez-moi de Fleurette.

– Et de Maurice, pas vrai? interrompit M. Constant avec un bon gros rire; vous n’êtes plus toute jeune, mais il y en a de plus déchirées que vous, et il paraît que le lieutenant est joli comme un amour. Moi je ne le connais pas, je dis seulement que s’il est moitié aussi beau que mademoiselle Valentine est belle, ce doit être un Adonis! Ne vous impatientez pas, j’arrive à l’objet de ma visite.

Son doigt martela par trois fois, à petits coups bien espacés, le milieu de son front, et il ajouta:

– Le Dr Samuel dit que ça pourra guérir avec des soins et du temps, mais elle l’est tout à fait.

– Pauvre Fleurette! balbutia la veuve, qui resta bouche béante.

– Hélas! oui, comme un beau petit lièvre, et soyons justes, il y avait bien de quoi toquer une jeune personne de cet âge-là, quoiqu’elle n’ait pas été élevée dans du coton. Mais ne vous faites pas trop de mal, vous savez, on la soigne à la papa, et il n’y en a pas deux comme le Dr Samuel dans Paris pour traiter les maladies de cette espèce-là. Elle n’est pas méchante, tout le monde l’adore à la maison, tous les jours elle reçoit des visites de vicomtes, de baronnes et de marquises: elle mange bien, elle boit bien, elle dort bien…

– Folle! répéta pour la seconde fois Mme Samayoux; car elle avait cru d’abord à une exagération de langage: tout à fait folle!

M. Constant hocha la tête gravement en signe d’affirmation et il y eut un silence. Échalot ne travaillait plus depuis que le nouveau venu avait prononcé le nom du colonel Bozzo.

Échalot le dévorait des yeux et prêtait attentivement l’oreille.

VIII Échalot aux écoutes

Ni Mme Samayoux ni M. Constant ne faisaient attention à Échalot, qui était à demi-caché derrière un poteau.

Le temps avait marché et ces journées de novembre sont courtes; la baraque commençait à se faire sombre.

M. Constant et la dompteuse étaient assis en face l’un de l’autre.

M. Constant, qui avait l’air d’un homme tout rond, très disposé à prendre ses aises, avait versé sans plus de façon du vin dans les deux verres.

– Je ne suis pas plus bête qu’un autre, reprit-il, quoiqu’on n’ait pas encore songé à moi pour l’Académie des sciences, mais quant à bon garçon, ça y est des pieds à la tête! vous verrez que nous serons camarades. À votre santé, maman Léo: c’est comme ça que la petite mademoiselle vous appelle.

La dompteuse le regardait d’un air indécis.

– C’est vrai que vous avez l’air bonne personne, dit-elle, et si vous êtes venu chez moi, ce n’est bien sûr pas pour me faire du chagrin, mais vous me parlez comme si je savais quelque chose et je ne sais rien de rien.

– Pas possible! s’écria M. Constant; la foire des Loges n’est pas le bout du monde, et les journaux ont assez radoté là-dessus!

– Aujourd’hui même, répliqua la dompteuse, aujourd’hui seulement j’ai appris ce que les journaux ont pu dire. Ce serait trop long de vous expliquer pourquoi je restais dans l’ignorance. J’avais beaucoup d’ouvrage, et puis peut-être que je ne regardais pas autour de moi de peur de voir, car c’est bien certain que, depuis des semaines, je ne me suis jamais levée sans avoir un poids sur le cœur. On dit qu’il y a des pressentiments. Mais ce qu’on m’a rapporté tout à l’heure, c’est l’histoire du meurtre dans la chambre garnie de la rue d’Anjou; tout ce qui a suivi, je l’ignore, et si c’est un effet de votre bonté, je voudrais bien le savoir.

– Comment donc! fit l’officier de santé, mais c’est tout simple, ça! Figurez-vous que je vous aime déjà tout plein, maman Léo; je suis entré ici croyant avoir affaire à un gros hérisson de casseuse de cailloux et vous êtes douce comme un petit agneau. Nous allons donc commencer par le commencement. Attention! vous avez beau avoir de la peine, ça va vous amuser; d’abord il n’y a pas eu de meurtre rue d’Anjou…