– C’est là la personne?
– Oui, ma fille, répondit l’officier de santé, c’est une personne qui n’a besoin ni de vous ni de moi et qui a droit à votre politesse. Allez nous annoncer tout de suite.
Victoire fit une révérence moqueuse et disparut. Mme Samayoux s’étonna de rester toute déconcertée.
– Qu’est-ce que ça va donc être quand je serai en présence des dames et des messieurs, murmura-t-elle naïvement, puisque la chambrière me fait peur?
– Il n’y a pas insolent comme les valets, répondit M. Constant, qui jouait supérieurement l’indignation. Pour un peu, je la ferais flanquer à la porte. Avec les maîtres ça ne se ressemblera plus, et vous allez voir comme on va vous mettre à votre aise.
– Mme veuve Samayoux peut entrer, dit en ce moment Victoire, qui revenait.
Maman Léo se sentit prise d’un véritable tremblement.
Son négligé de première dompteuse, élégant et cossu, lui semblait, à cette heure, quelque chose de monstrueux et la brûlait comme si c’eût été la robe de Nessus.
Elle fit cependant sur elle-même un effort vaillant et marcha la première, suivie de près par M. Constant, qui échangea avec la soubrette un regard de railleuse intelligence.
X La folie de Valentine
C’était une grande et belle chambre meublée d’une façon sévère comme doit l’être la retraite d’un savant médecin. Un bon feu brillait dans la cheminée, dont la tablette supportait deux lampes recouvertes de leurs abat-jour.
Il ne faut pas trop de lumière dans la chambre d’une malade; Valentine était couchée, dans le propre lit du docteur, au fond d’une alcôve défendue par des draperies qu’on avait laissé tomber à demi.
Au moment où Victoire avait annoncé l’arrivée de Mme Samayoux, tout le monde était réuni autour du foyer; j’entends tous ceux qui portaient à Mlle de Villanove un intérêt si vif et si constant. Il y avait là les hôtes principaux de l’hôtel d’Ornans: Mme la marquise, le prince qu’on appelait M. de Saint-Louis et même le colonel Bozzo, malgré l’état précaire de sa santé, sérieusement attaquée depuis quelques semaines.
La belle comtesse Francesca Corona, qui ne le quittait jamais et lui servait d’Antigone, était assise auprès de lui sur la causeuse la plus rapprochée du foyer.
L’autre coin du feu était occupé par le prince et la marquise.
Cette dernière causait tout bas avec le Dr Samuel, assisté d’un autre personnage qui n’avait point ses entrées jadis à l’hôtel d’Ornans, mais qu’on avait admis depuis peu dans l’intimité de la famille sur sa grande réputation de jurisconsulte, certifiée à la fois par le colonel Bozzo, par M. de Saint-Louis et par le Dr Samuel.
Il ne faut point oublier que les amis de Valentine avaient besoin d’un conseil judiciaire compétent presque autant que d’un habile médecin. Deux menaces étaient suspendues sur la tête de cette chère jeune fille, entourée d’amis si dévoués, et la plus cruelle des deux menaces n’était peut-être pas la maladie.
Le Dr Samuel, en qui tout le monde avait confiance, avait dit en effet: «Si elle perd celui qu’elle aime, elle mourra.»
C’était précis comme un arrêt.
Le personnage dont nous parlons n’est pas tout à fait un inconnu pour le docteur; il nous fut présenté jadis à l’hôtel de la rue Thérèse, chez le colonel Bozzo-Corona, sous le nom du «docteur en droit».
Il s’appelait M. Portai-Girard, et c’était lui qui, après un examen approfondi de la situation de Maurice, avait prononcé en quelque sorte une sentence prophétique en déclarant que le jeune lieutenant de spahis ne pouvait pas être acquitté.
C’était lui, en outre, qui avait ouvert l’avis d’une évasion à tenter. Cet expédient, qui est le plus extra-judiciaire de tous, n’est pas mis en avant d’ordinaire par les jurisconsultes, mais de même que les médecins trop savants deviennent fréquemment sceptiques à l’endroit de la médecine, de même les adeptes qui sont descendus tout au fond des secrets de la jurisprudence se sentent pris souvent d’un douloureux et terrible dédain pour la justice humaine.
On dirait qu’en toutes choses la science est l’ennemie de la foi.
Ici, d’ailleurs, à vrai dire, la loi n’était pas en cause, non plus que la valeur morale de ceux qui sont chargés de l’appliquer.
M. Portai-Girard, consulté par une famille en détresse qui lui disait: «Nous voulons sauver le lieutenant Maurice et nous ne voulons que cela», ne prenait point la peine d’avoir un avis sur le fond même de la question, c’est-à-dire sur la culpabilité ou sur l’innocence de l’accusé.
Il raisonnait au point de vue du problème qu’on lui avait donné à résoudre, le salut de Maurice, et il disait avec une grande apparence de vérité: «Qu’il soit innocent ou coupable, la situation est la même puisque les apparences l’écrasent; les juges le condamneront, les juges ne peuvent pas ne point le condamner; il n’y a personne ici qui ne le condamnât s’il était juge. En conséquence, puisque votre nécessité est de le sauver, il faut agir en dehors des juges et même contre les juges.»
La logique de ce docteur en droit en valait bien une autre.
Nous avons dit que maman Léo avait repris toute sa vaillance au moment d’affronter pour la première fois de sa vie l’entrée d’un salon du grand monde. Malgré l’habitude qu’elle avait, selon le dire de son enseigne, d’être accueillie avec la plus haute distinction par les principales cours de l’Europe, il lui avait fallu un grand effort sur elle-même pour dompter son embarras préalable, et nous devons ajouter que son audace factice était plutôt une réaction contre l’insolence de Mlle Victoire.
En traversant l’antichambre, elle achevait de s’aguerrir et se représentait toutes ces vieilles et nobles têtes, rangées en demi-cercle autour du lit de Valentine, immobile et raide entre ses draps, comme une princesse des salons de cire.
– Je ne baisserai pas les yeux devant eux, pensait-elle, je ne leur dois rien, pas vrai? et il y en a au moins deux que je connais pour les avoir vus à la baraque. J’irai tout droit à la chérie et je l’embrasserai en disant: «La voilà, maman Léo, elle est là pour un coup, et ceux qui voudraient te faire du chagrin trouveront désormais à qui causer!»
Comme elle arrivait à la porte, M. Constant la dépassa vivement, ouvrit et dit à voix basse:
– Madame veuve Samayoux!
Puis il s’effaça, et la dompteuse se trouva sur le seuil, non point en face d’un orgueilleux cénacle, composé de gens assis et fixant sur elle des regards hautains, mais bien vis-à-vis d’une vieille dame en cheveux blancs, à l’air doux et triste, qui avait fait plusieurs pas à sa rencontre.
Derrière cette bonne dame, les autres membres de la famille étaient debout, dans l’attitude qu’on garde quand on vient de se lever pour faire honneur à un nouvel arrivant.
Personne n’était resté assis, pas même le colonel Bozzo, que la veuve reconnut, blême et presque tremblant, appuyé sur l’épaule de la comtesse Corona, pas même le prince, que la veuve devina du premier coup d’œil et à qui son imagination prêta tout de suite un aspect auguste.
Elle ne s’attendait pas à cela, et toute son audace tomba devant la simplicité solennelle de cet accueil.