«Ce n’était pas Francesca Corona qui avait apporté la lettre, car elle me croit, comme les autres, privée de ma raison. Je n’ai pas osé me confier à elle. Ce n’était pas non plus Victoire, ma femme de chambre, qui était à vendre et qu’ils ont achetée.
«J’allai jusqu’à penser que la marquise elle-même…
«Pauvre femme! elle serait bien près de sa perte si elle donnait une pareille marque de clairvoyance. Elle n’est protégée que par son aveuglement.
«Ce n’était pas la marquise, ce ne pouvait être elle.
«Du premier coup d’œil, j’avais reconnu l’écriture de Maurice. La lettre disait: «En dehors de toi il n’y a au monde pour m’aimer que l’excellente maman Léo. Ma famille ignore peut-être où je suis, et que Dieu le veuille! mais si mon père et ma mère m’ont oublié, moi, je pense à eux sans cesse. Je ne veux pas que le nom de mes frères et sœurs soit déshonoré. Cherche maman Léo, trouve-la, et fais qu’elle m’apporte du poison. Je ne suis pas au secret, on peut me voir…»
«On pouvait le voir! dès lors il n’y eut plus en moi qu’une seule pensée.
«Mais à qui me fier dans cette maison?
«À tout le monde, sans doute, et au premier venu, car la lettre n’était pas tombée du ciel à mon chevet, et tout le monde, excepté la marquise, m’eût aidé à faire ce que la lettre me demandait.
«Cependant je partageai en deux ma confiance; je manifestai publiquement le désir de vous voir, et en secret j’essayai d’agir par moi-même.
«Ils vous ont cherchée, ils avaient intérêt à vous trouver; ils comptent sur vous pour me convertir au projet d’évasion, et ils comptent sur moi pour décider Maurice à se laisser faire.
«Je n’essayerai même pas de concilier cela avec la croyance où ils sont par rapport à ma prétendue folie. J’ignore si j’ai réussi à les tromper; en tout cas, leur chemin est tracé, ils en suivent les détours avec un implacable sang-froid.
«La chose certaine, c’est que Maurice ne paraîtra pas devant la cour d’assises. Ils l’ont décidé ainsi. Fallût-il le poignarder dans les escaliers du palais, il ne franchira pas le seuil de la salle des séances.
«Quant à moi, je suis encore bien plus redoutable que Maurice. Ils ne sauraient point dire, en effet, à quel degré Maurice a été instruit soit par moi, soit par Remy d’Arx, dans l’interrogatoire qui précéda l’ordonnance de non-lieu; mais ils ont la certitude absolue que je connais tout.
«Je ne serai ni accusée ni témoin.
«Ce n’est pas un bâillon, c’est un linceul qu’il faut mettre sur une bouche comme la mienne.
«Et s’ils n’avaient pas besoin de moi pour tuer Maurice dans sa prison, où la loi le protège comme une cuirasse, vous auriez trouvé ici non pas une folle, mais une morte.
«Une autre circonstance encore, cependant, doit me protéger contre eux; je ne puis bien la définir, mais j’en ai conscience: il y a de l’hésitation, peut-être de la dissension; le colonel est vieux et semble très malade.
«Il ne faut pas croire que je sois sans cesse entourée comme je l’étais tout à l’heure, lors de votre venue. On vous attendait, et en outre, on joue cette comédie pour la marquise. Quand la marquise est là, tout le monde se rassemble autour de mon lit, et il semble que je sois l’enfant chérie d’une nombreuse famille; mais dès que la marquise est partie, je reste seule, bien souvent et bien longtemps, Dieu merci! Il n’y a guère que Francesca Corona pour me tenir compagnie le soir; dans la journée, je n’ai personne.
«Vous ne pouvez avoir oublié cela: le jour même où je devins la plus misérable des créatures, le jour où Maurice fut dénoncé par moi, arrêté devant moi, j’avais donné rendez-vous à celui que nous appelions le marchef. Vous m’aviez appris ce que vous saviez de Coyatier et vous m’aviez dit: «Prends garde!»
«Mais en ce qui me concernait, je ne croyais pas au danger. Tout cela me paraissait impossible comme les mensonges des légendes, et je me reprochais presque d’avoir frayeur pour ceux que j’aimais.
«Cependant il y avait eu des entrevues entre ce Coyatier et Remy d’Arx, pour qui je m’étonnais de ressentir une tendresse croissante. Je l’admirais, celui-là, poursuivant dans l’ombre et toute seule un juste châtiment, une grande et légitime vengeance.
«Je me disais: Je suis forte précisément parce que ce drame est étranger à moi.
«Je voulais voir Coyatier pour me mettre entre lui et Remy; mon idée était que je ne risquais rien, moi, en m’approchant d’un pareil homme, tandis qu’à ce même jeu Remy d’Arx risquait sa vie.
«La mort lui est venue par une autre voie; c’est moi qui ai été son malheur.
«Mon frère! mon pauvre noble frère!
Valentine s’arrêta un instant, suffoquée par un spasme. Ses yeux restaient secs, mais maman Léo pleurait pour deux.
– Quand on m’a amenée ici, reprit la jeune fille après un silence, c’était le surlendemain de la catastrophe. J’étais bien malade et ma raison chancelait réellement, car j’avais toujours devant les yeux le pâle visage de Remy, apparaissant entre Maurice et moi. Je m’évanouis en descendant de voiture.
«Ce fut Coyatier qui me porta jusqu’ici dans ses bras.
«J’ai su depuis que cette maison lui sert de refuge.
«Il resta seul à me garder au salon, pendant qu’on préparait mon lit; j’avais repris mes sens, mais il croyait que je dormais, et à travers mes paupières demi-closes je voyais son rude visage penché jusque sur moi.
XIII Coyatier dit le marchef
Valentine continua:
– Je n’ai jamais vu de visage plus effrayant que celui de cet homme; son regard parle de sang, on dirait qu’il y a du sang sur sa joue, du sang sur ses lèvres! et pourtant je croyais deviner en lui je ne sais quelle douloureuse compassion.
Il disait, croyant sans doute que je ne pouvais l’entendre:
– C’est un beau gaillard, et tout jeune, et déjà lieutenant après deux ans d’Afrique! Ils s’aiment bien ces deux enfants-là, puisqu’ils voulaient mourir ensemble…
Sa main rude fit bruire ses cheveux hérissés comme les crins d’une brosse.
– Moi aussi j’étais un soldat, murmura-t-il d’une voix sourde, un brave soldat, et les journaux parlaient de moi comme de lui, et peut-être qu’on se souvient encore de mon nom en Afrique. C’est une femme qui a fait de moi un assassin: Je hais les femmes!
Dans sa prunelle un feu sinistre s’alluma.
Mais, tandis qu’il me regardait, sa paupière battit tout à coup et il reprit comme malgré lui:
– Celle-ci est bien belle, et je lui ai fait tant de mal!
Il s’agenouilla pour border ma robe autour de mes jambes qui frissonnaient.
– Un mot, un seul mot, dit-il encore, et je pourrais lui rendre celui qu’elle aime!
Il haussa les épaules en riant lugubrement.
J’avais compris, et vous comprenez aussi, n’est-ce pas?
Quand on aime bien, on devine. Je savais ce qu’était Coyatier, je devinais que Coyatier avait commis le crime dont Maurice est accusé; j’entends le premier crime, le meurtre de Hans Spiegel…
La dompteuse poussa un soupir grand de détresse, arraché par l’effort épuisant qu’elle faisait pour garder son calme.