– Ne bougez pas, maman Léo, murmura Valentine, qui n’avait pas quitté un seul instant son attitude de dormeuse: toutes ces choses, il faut que vous les sachiez. J’ouvris les yeux, et comme le marchef me demanda en fronçant le sourciclass="underline" «Avez-vous entendu?», je lui répondis: «Oui», et j’ajoutai: «J’ai fait plus que vous entendre, j’ai deviné.»
Nos regards se croisèrent. Ni lui ni moi nous ne baissâmes les yeux.
– Ah! ah! fit-il, et à quoi ça vous servira-t-il de m’avoir deviné?
– Je ne sais, répondis-je, mais j’ai deviné aussi que vous aviez pitié de moi.
Il secoua sa tête farouche et fit un mouvement comme pour s’éloigner.
Cependant il resta. Et après un instant de silence il gronda entre ses dents serrées:
– Il y avait une femme dans tout cela, une femme qui voulait une robe neuve, un châle, des plumes et des fleurs. Elle m’avait dit le matin: «Si tu ne m’apportes pas cinquante louis, je te chasse!»
Il me regarda, frémissante que j’étais, et un sourire terrible vint à ses lèvres.
– Je lui apportai les mille francs, ajouta-t-il tout bas; mais c’est moi qui l’ai chassée.
– Ah! reprit-il en s’interrompant, ma vie ne vaut pas cher! Je sais bien que je mourrai par une femme. Autant par vous que par une autre, j’ai fantaisie de vous entendre dire: «Merci, marchef!» C’est drôle. Demandez, on vous répondra.
Je demandai, il me répondit.
Quand on vint me chercher pour me porter dans mon lit… tenez-vous ferme, Léo!… je savais que cette maison appartenait aux Habits Noirs.
– Ma fille, prononça tout bas la dompteuse sans bouger ni presque remuer les lèvres, ce n’est pas pour moi que j’ai peur.
– Je le sais bien, répliqua Valentine, et comme je voudrais me jeter à votre cou pour vous serrer bien fort sur mon cœur! C’est pour moi que vous craignez, c’est pour lui, et vous voudriez me crier encore: «Prends garde!» Hélas! bonne Léo, il n’est plus temps de prendre garde, il fallait risquer le tout pour le tout. J’ai tout risqué. Coyatier jusqu’ici a tenu sa parole; non seulement il ne m’a rien caché, mais encore je n’ai eu qu’à parler pour être aussitôt obéie.
«C’est par lui que j’ai vu Maurice; il m’a fait sortir d’ici en plein jour par la porte qui est en reconstruction; grâce à lui, j’ai pu être introduite à la prison de la Force, grâce à lui encore j’ai pu me procurer du poison.
«Dans la maison, en apparence du moins, personne ne s’est aperçu de ma sortie, ni de mon absence, qui a duré deux grandes heures, ni de ma rentrée.
«Est-ce là une chose possible? Coyatier avait-il prévenu ses maîtres et ceux-ci ont-ils favorisé eux-mêmes mon entreprise?
«En d’autres termes, Coyatier a-t-il trahi les Habits Noirs pour moi, ou Coyatier m’a-t-il trahie pour les Habits Noirs? Je ne sais, et que m’importe? Maurice a le poison, Maurice m’a juré sur notre amour qu’il m’attendrait pour en faire usage.
«En entrant dans sa cellule et quand mon regard a rencontré le sien, j’ai cru que mon pauvre cœur allait se briser. C’était à la fois trop de douleur et trop de joie. Il m’a tendu sa main qui brûlait, je me suis jetée à son cou et j’ai voulu lui dire: «Maurice, Maurice, je te sauverai!»
«Mais ses lèvres m’ont fermé la bouche, et je crois l’entendre encore prononcer cette parole qui me poursuit partout: «L’espoir fait mal, n’espère pas, Fleurette, fais comme moi, résigne-toi.»
La veuve luttait contre les sanglots qui l’étouffaient.
– Il m’a demandé, poursuivit Valentine: «Pourquoi maman Léo n’est-elle pas venue?»
– Oh! le cher enfant a-t-il douté de moi?
– Non, pas plus que moi; nous avons cherché ensemble les raisons de votre absence.
– Je ne savais pas, balbutia la veuve. Comment dire cela, moi qui vous aime tant! je fermais les yeux pour ne pas vous voir trop heureux…
– Trop heureux! répéta Valentine, dont le regard se leva vers le ciel. Mais le temps passe et je n’ai plus beaucoup de force. Ce n’est pas moi qui m’oppose à tout projet d’évasion, c’est lui. Il m’a dit: «Je n’ai fui qu’une fois en ma vie, c’est trop, je subirai mon sort.»
«Et tout ce que Maurice veut, je le veux… Elle s’arrêta encore.
– Est-il bien changé? demanda la veuve.
– Non, il est très pâle; mais il y a dans son regard une sérénité presque divine, et j’ai retrouvé son beau sourire quand il m’a dit: «Si tu étais ma femme, je mourrais content.»
«J’ai répondu: «Quoi qu’il arrive, je serai ta femme.»
Le regard de la dompteuse exprima son étonnement. Valentine reprit avec un calme étrange:
– Ils ne s’opposeront pas à cela, j’en suis sûre. Ce qu’il leur faut, c’est notre mort prochaine, car si nous vivions, la main de fer qui étouffe notre voix finirait par se relâcher; nos paroles, que personne ne voudrait entendre aujourd’hui, seraient écoutées demain peut-être; pourvu que nous disparaissions tous les deux, ils seront cléments comme les bourreaux qui se prêtent au dernier caprice des condamnés…
Sa tête pesa plus lourde sur l’épaule de la veuve, qui sentit en même temps sa main devenir froide et qui dit:
– Il faut te remettre au lit, fillette!
– Oui, répliqua Valentine, désormais vous en savez assez, bonne Léo. Le papier que je vous ai remis et que vous lirez attentivement vous dira ce qui vous reste à faire… Encore un mot, pourtant: quand vous me quitterez, ils vont vous reprendre en sous-œuvre pour l’évasion de Maurice. Promettez tout ce qu’on vous demandera, dites que vous m’avez à demi persuadée et que vous êtes bien sûre de persuader tout à fait le pauvre prisonnier; ajoutez que vous voulez aller à la Force dès demain. Je ne vous cache pas que nous entamons ici la plus terrible de toutes les parties. Leur intérêt est de mener à bien cette évasion, mais je n’ai pas besoin de vous expliquer à quoi, dans leur pensée, cette évasion doit aboutir. Ne craignez rien, allez droit votre route; vous ne resterez jamais sans instructions, et vous me verrez désormais plus souvent que vous ne croyez.
Elle s’interrompit presque gaiement pour ajouter:
– Maintenant, Léo, nous n’avons plus qu’à tromper l’espion qui nous guette. Vous êtes juste ce qu’il faut pour cela, et, en vérité, quand même aucun regard ne serait fixé sur vous, je suis morte de fatigue; et je ne sais pas si je pourrais regagner mon lit sans votre aide.
Elle sourit et ajouta encore:
– Vous avez vu les nourrices endormir les petits enfants entre leurs bras. Quand le sommeil est enfin venu, elles emportent doucement le nourrisson dans son berceau, et quelles précautions elles prennent! Faites comme elles, bonne Léo, emportez-moi, et surtout prenez garde de m’éveiller!
Son sourire était contagieux; il y eut comme un reflet sur le visage désolé de la dompteuse, qui avait compris.
Ce fut une scène si bien jouée que Lecoq y fut aux trois quarts pris, derrière son rideau.
Avec une délicatesse infinie, maman Léo dégagea son épaule qui soutenait la tête de la jeune fille, puis elle se pencha sur elle comme pour bien constater qu’elle était endormie, puis encore elle la souleva aussi aisément que si c’eût été en effet une enfant et la reporta sur le lit, où Valentine demeura immobile.