– Monsieur Baruque! appela Léocadie d’une voix faible.
– Holà! hé! Rudaupoil! appuya Gondrequin. Obligeance à l’égard des dames! arrive ici!
– Le voilà, ce poignard…, répliqua M. Baruque, dit Rudaupoil, qui descendit aussitôt de son échelle et vint à l’ordre, son pinceau d’une main, son godet de l’autre.
Aussitôt qu’il eut quitté les sommets d’où il surveillait le travail de ses subordonnés, l’activité de ceux-ci se ralentit comme par enchantement.
– Voilà! fit M. Baruque, qu’est-ce qu’on me veut? Ne laissons pas sécher l’ouvrage.
Il s’interrompit pour ajouter:
– Vous avez l’air toute tapée, maman Léo!
– Dites-moi tout ce que vous savez, répliqua celle-ci en faisant effort pour se redresser; ne me cachez rien, je vous en prie.
Et Gondrequin-Militaire, mettant les points sur les i, exposa que la patronne voulait connaître à fond l’affaire Remy d’Arx.
M. Baruque jeta derrière lui ce regard qui savait compter les coups de pinceau donnés en une minute.
– C’est que, objecta-t-il, tout va languir, et nous ne sommes pas ici pour nous amuser.
– C’est moi qui paye, dit Léocadie presque rudement.
– Arme à volonté, en avant, marche! commanda Militaire.
– Moi, ça m’est égal, dit Baruque, roule ta bosse! je crois que je connais assez bien cette histoire-là. Il y a donc que M. Remy d’Arx était un jeune homme de bonne vie et mœurs, au commencement, et qu’on lui reprochait même, dans son monde, qu’il avait la timidité d’une demoiselle et pensionnaire; mais pas du tout! Les choses changent bien vite, quand un quelqu’un a le malheur de faire des mauvaises connaissances, et je vas vous dire, tout de suite, moi, le fin mot du pourquoi que l’instruction ne marche pas: c’est qu’on a trouvé des indices drôles tout à fait, comme quoi, par exemple, le défunt juge d’instruction, qui dînait chez les ministres et fréquentait la meilleure société, avait nonobstant des accointances avec le gredin des gredins, Coyatier, dit le marchef, qu’on n’a pas revu depuis ce temps-là aux environs de la barrière d’Italie… Cherche!
– Hein? fit ici Baruque en s’interrompant, que vous avais-je annoncé? Je n’en ai pas encore raconté bien long, et les voilà tous qui font cercle comme à la parade!
Les peintres, en effet, du côté de la scène, et les saltimbanques des deux sexes, du fond de la salle, s’étaient rapprochés en même temps.
Il n’y avait pour garder leur place que le lion valétudinaire et le jeune Saladin, qui s’était endormi entre les pattes du monstre, à force de pleurer.
– Ça m’est égal, qu’on travaille ou qu’on ne travaille pas, allez!
– Droite! gauche! fit Gondrequin, pas accéléré!
– Il y a bien des gens, reprit M. Baruque, qui font semblant de voir plus loin que le bout de leur nez et qui disent comme quoi que les Habits Noirs de la cour d’assises, M. Mac Labussière, M. Meilhan et le baron de Castres, étaient des bandits de six liards à côté des finauds de Fera-t-il jour demain. Mais quoi! ceux-là c’est comme le serpent de mer: tout le monde en parle et personne ne les a jamais vus. Moi, j’ai mon idée, et elle a deux têtes, mon idée, comme le veau phénomène. Je me dis: De deux choses l’une: ou bien le juge Remy d’Arx était un Habit-Noir…
– Oh! fit-on à la ronde.
Le poing fermé de Mme Samayoux frappa la table pour imposer le silence.
– Il n’y a pas de oh! continua M. Baruque. Pour qu’on ne les trouve jamais, ces lapins-là, il faut bien qu’ils soient protégés quelque part… ou bien encore, et c’est la seconde tête de mon veau, le défunt, qui passait pour un rude limier, était tombé sur la piste de la bande. Ceux-là qui s’y connaissent disent que jamais chien n’est revenu de la chasse de ces sangliers-là.
«C’est sûr que Paris est bavard et qu’il y a des propos qui vont et viennent. J’étais tout moutard à l’atelier Cœur d’Acier, la première fois que j’ai ouï parler de cet ogre qu’on appelle le Père-à-tous, et on en parle encore, quoique ma barbe soit devenue grise.
«Je suis curieux, moi, j’ai guetté pour voir si l’ogre viendrait enfin devant la justice, et quand j’ai ouï parler pour la première fois de la bande des Habits Noirs, j’entends celle du mois dernier, je me suis dit à moi-même: Ma vieille, tu vas te payer le journal du soir sept fois par semaine. J’en ai fait la dépense, mais vas-y voir! Ce n’était pas trop ennuyeux, il y en avait parmi ces clampins-là qui ne manquaient pas du mot pour rire, seulement du Père-à-tous et du Fera-t-il jour demain pas l’ombre! c’était un ramassis de filous ordinaires, et si j’étais à la place des vrais Habits Noirs, je les attaquerais en contrefaçon au tribunal de commerce.
Ici Baruque, dit Rudaupoil, s’arrêta, trouvant son dernier mot joli et pensant avoir droit à quelque marque d’approbation.
– Après! fit Mme Samayoux sèchement. Vous ne me dites rien de ce que je veux savoir.
– Qu’est-ce que vous voulez savoir, maman Léo? demanda M. Baruque un peu désappointé. Je vous préviens que l’instruction a l’air de patauger pas mal, et que le fin mot de l’histoire est encore tout au fond du pot au noir.
La dompteuse hésita avant de répondre; elle avait les yeux baissés et ses lèvres blêmes frémissaient.
Quand elle parla enfin, chacun put remarquer la profonde altération de sa voix.
– Il y a là-dedans une jeune fille, dit-elle, et un jeune homme…
– Ah ça! s’écria M. Baruque, d’où sortez-vous donc, si vous en êtes encore là!
– Je veux savoir, prononça lentement la dompteuse au lieu de répondre, les noms du jeune homme et de la jeune fille qui sont accusés d’avoir assassiné le juge d’instruction Remy d’Arx.
IV D’où maman Léo sortait
Le sentiment généralement éprouvé par l’assistance était une compassion assez vive pour l’ignorance inconcevable de maman Léo.
Il n’est pas permis, en effet, d’ignorer certaines choses, et, selon les couches sociales, ces choses qu’on n’a pas le droit d’ignorer changent.
En haut, la chose est, le plus souvent, un vaudeville, dont les personnages sont invariablement M. le duc ou M. le comte, Mlle la comtesse ou Mme la duchesse, outre monsieur Arthur, qui peut avoir tous les noms de baptême du calendrier.
Ce vaudeville est toujours le même, et toujours très amusant, à ce qu’il paraît, car son succès se prolonge sempiternellement.
En bas, c’est un drame qui varie un peu plus que le vaudeville élégant, mais où il faut cependant un élément immuable: le sang.
Au lieu de repasser la chronique de l’adultère, enrichi de diamants, qui fait les délices des grands, les petits radotent avec une fidélité pareille la chanson favorite du crime.
Cela n’empêche pas la vertu d’être fort considérée chez nous, mais on n’en parle jamais.
Ce qu’il faut savoir, sous peine d’excommunication, c’est, si on est du beau monde, la hauteur exacte du dernier saut périlleux de la princesse, et, si on est du pauvre monde, ce sont les détails circonstanciés du meurtre de la rue Pagevin, de la rue Mauconseil ou de la rue Thévenot, avec le nombre des coups donnés, la nature de l’outil employé, la place des trous faits dans le corps, la largeur des ecchymoses et la posture que la victime gardait quand on l’a trouvée, déjà froide, les membres convulsionnés dans leur raideur, les cheveux hideusement brouillés, gluants et collés au carreau.