Un sanglot avait essayé de soulever sa poitrine aux dernière paroles du vieux Germain, mais elle l’avait comprimé par un effort violent.
Il y avait sur son beau visage, exprimant une douleur sans bornes, quelque chose qui ressemblait à la sévérité d’un juge.
Elle prit le papier que Germain lui tendait et dit:
– Mes amis, je vous prie de vous retirer tous les deux. Il faut que je sois seule pour prendre connaissance de la dernière volonté de mon frère.
Germain et la veuve se levèrent aussitôt. Comme ils allaient sortir, Valentine ajouta:
– Quand cet homme, ce commissionnaire va revenir, vous l’introduirez près de moi.
– Et nous reviendrons avec lui, je suppose? demanda maman Léo.
– Non, vous reviendrez seulement quand je vous appellerai. Allez.
La dompteuse et Germain sortirent.
Maman Léo se laissa conduire jusque dans la salle à manger, où elle tomba sur un siège en murmurant:
– Saquédié! moi, je suis brisée comme si j’avais reçu une danse! Cette enfant-là va faire un malheur! Il n’y a pas à dire, le juge d’instruction était bon comme un ange, mais enfin il est mort, et la pauvre fillette avait bien assez à s’occuper de notre Maurice.
Le vieux valet se promenait lentement, les bras tombants et la tête inclinée. Il s’arrêta tout à coup devant maman Léo.
– Vous qui la connaissez, demanda-t-il, croyez-vous qu’elle obéisse à la dernière volonté de son frère?
– Je crois qu’ils sont tous les mêmes dans cette famille-là, répliqua la veuve, ils ont un diable dans le corps.
Germain se redressa, ses yeux brillaient.
– Est-elle assez belle! murmura-t-il avec un enthousiasme profond; et quel regard de princesse elle vous a! Oh! oui, c’est bien la fille de la bonne dame… la fille de Mathieu d’Arx que rien ne faisait trembler! la sœur de Remy, mon cher enfant, qui avait la douceur d’un agneau et le courage d’un lion!
Il se laissa choir lourdement à son tour sur un siège et mit sa tête entre ses mains.
Au bout de quelques minutes, maman Léo reprit la parole avec un certain embarras.
– Dites donc, l’ancien, fit-elle rougissant. J’ai un petit peu honte, parce que ça n’a pas l’air de concorder avec les circonstances; mais on ne se fait pas, c’est sûr et moi, la sensibilité me creuse. Sans vous commander, est-ce que vous pourriez me donner un morceau sous le pouce?
Germain releva d’abord sur elle un regard scandalisé, mais en voyant la bonne figure de la veuve qui avait repris ses couleurs enluminées, il eut presque un sourire et dit:
– Au besoin, vous en assommeriez bien un ou deux, la mère! Tout le monde ne peut pas être des duchesses et marquises; vous m’allez, à moi. Il faut vous dire que, dans l’occasion, je taperais encore tout comme un autre. Je vas vous servir un petit déjeuner, après quoi vous aurez du vif-argent dans les bras et dans les jambes s’il faut se trémousser contre ces coquins-là!
Pendant cela Valentine, que nous continuerons de nommer ainsi, puisque sous ce nom nous l’avons connue, nous l’avons aimée, Valentine était revenue vers le portrait.
Elle avait roulé un siège jusqu’auprès de la peinture, comme on fait quand les importuns s’en vont et qu’on peut enfin causer seul à seul avec un ami cher, après l’absence.
Ce n’était qu’un portrait immobile et muet, mais il y avait au bas de la toile le nom de ce peintre prodigieux dans sa sobre sagesse, qui avait le don de faire vivre les morts.
Le pinceau de Zeuxis trompait les oiseaux, le pinceau plus habile d’Apelle trompa Zeuxis lui-même. Ingres, ce peintre tant et si amèrement outragé, fit plus encore: il trompa une fois la douleur d’une mère.
Je n’ai pas vu cela, mais j’ai vu de mes yeux à une exposition particulière, ouverte voici déjà bien longtemps, au bazar Bonne-Nouvelle, un ami de la famille Bertin, du Journal des Débats, percer la foule et s’élancer les bras tremblants vers le portrait de Bertin l’ancien, qui semblait prêt à se lever, les mains appuyées sur les bras de son fauteuil.
Chez nous les querelles d’école, en musique, en peinture, en littérature aussi, sont aveugles jusqu’à la stupidité.
Ingres avait peint, un an auparavant, le portrait de Remy d’Arx, et la ressemblance était si poignante que Valentine restait là le cœur étreint, l’esprit frappé comme à l’aspect d’une vision évoquée.
C’était bien là ce jeune homme triste et doux, timide avec des audaces héroïques, grand par l’intelligence, grand aussi par la bonté, mais dont le front semblait marqué d’un signe fatal.
Ses yeux vivaient, sa bouche pensait, prête à parler, et parmi l’austère noblesse de ses traits on devinait ce sourire charmant sans s’épanouir jamais.
Valentine ne l’avait pas vu bien souvent, ce sourire, car Remy d’Arx était grave auprès d’elle. Remy d’Arx évitait Valentine comme on fuit instinctivement le malheur ou la destinée.
Et pourtant, elle l’avait vu parfois quand le jeune magistrat si brillant, si aimé, était loin d’elle et causait, par exemple, avec la belle comtesse Corona.
– Je croyais qu’il me détestait, murmura-t-elle, et ce fut sa première parole: il avait peur de moi, il me l’a dit lui-même. Il devinait le coup mortel que j’allais lui porter.
Elle baissa les yeux devant le regard calme et profond que du haut de la toile Remy laissait tomber sur elle.
– Il était jeune, murmura-t-elle, on le croyait heureux; ses rivaux le regardaient d’en bas et leur jalousie était presque de la haine. Les voilà bien vengés! Il est mort à force de souffrir! Il y a eu des hommes assez cruels pour le choisir entre tous, lui qui n’avait jamais fait que le bien, et pour lui infliger la plus effrayante de toutes les tortures. Ils l’ont tué à petit feu, prolongeant le supplice avec une abominable barbarie, et non contents de supplicier son corps, ils ont tenté de déshonorer son âme…
Elle resta un instant silencieuse, puis ses lèvres s’entrouvrirent pour exhaler ce nom et ces mots:
– Remy… mon frère!
Puis encore elle déchira l’enveloppe et déplia le papier que l’enveloppe contenait.
C’était une pauvre écriture, pénible et tremblée, dont le désordre lui arracha sa première larme. Elle lut tout bas:
«Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, ceci est mon testament. En présence de Dieu et sentant venir ma fin prochaine, j’adresse ma dernière pensée à Marie-Amélie d’Arx, ma sœur bien-aimée, malgré le nom de Valentine de Villanove qu’elle a porté pendant l’espace de deux ans, par suite d’une fraude ou d’une erreur.
«Les pièces à l’appui de cette assertion sont déposées entre les mains du plus fidèle ami qui me reste: Germain Lambert, serviteur de ma famille depuis plus de quarante ans.
«Marie-Amélie d’Arx est mon héritière unique et légitime; néanmoins, et pour le cas où son état civil lui serait contesté, je déclare lui donner et lui léguer soit sous le nom de Valentine de Villanove, soit même sous celui de Fleurette qu’elle portait depuis son enfance, la totalité de mes biens meubles et immeubles.
«Mourant comme je le fais dans la plénitude de ma raison, je signe et je date ce testament olographe pour qu’il ait la force voulue par la loi.»