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XXXI Le cœur de Valentine

Les sourcils de Valentine étaient froncés par l’effort de son travail mental.

– Vous êtes condamné comme nous, dit-elle, et vous ne l’ignorez pas.

– Je suis toujours condamné, répondit Coyatier, mais je me rachète toujours. Le Père se connaît en hommes; ça ne l’embarrasserait pas de remplacer son Louis XVII ou n’importe lequel des membres de son conseil, mais il sait bien qu’il ne trouverait pas un autre marchef.

– Vous avez peur de lui? murmura la jeune fille.

– Ça, c’est bien sûr, dit le bandit, et il faudrait être fou pour n’avoir pas peur de lui.

– Vous ne consentiriez pas à le combattre? j’entends à le combattre bravement, comme un homme, un vrai homme, comme un soldat qui a déserté revient et se dresse de son haut pour mourir?

– Si c’était en Alger, grommela le marchef, où il y aurait des gens pour me regarder.

– Moi, je vous regarde, prononça tout bas la jeune fille.

– Vous m’avez touché la main, c’est vrai, dit le bandit; vous êtes une crâne jeune personne!

– Voulez-vous vous donner à moi tout entier? demanda brusquement Valentine.

– À quoi ça vous servirait-il? gronda le marchef au lieu de répondre.

– Je vais vous le dire: ils comptent sur vous; tout l’échafaudage de leur intrigue peut crouler si vous leur manquez.

– Quant à ça, fit Coyatier avec une étrange expression d’amertume, je vaux cher et ils ne me marchandent pas.

– Fixez votre prix, dit Valentine.

– La belle avance, pensa tout haut Coyatier, d’avoir cent mille francs dans sa poche une heure avant d’avaler sa langue!

– J’ai plus d’un million à moi, dit encore Valentine.

Le marchef haussa les épaules, mais il répéta:

– C’est sûr que vous êtes un crâne brin de fille! vous m’avez donné la main! voyons, mettez que je fasse la bêtise d’accepter vos propositions, avez-vous une idée?

– Oui, j’ai une idée.

– Si elle vaut quelque chose, on peut la dire en deux mots.

– On peut la dire en deux mots.

Les yeux de Valentine brillaient d’un sombre éclat.

– Dites les deux mots, fit Coyatier, dont les prunelles avaient comme un reflet de cette flamme.

– Qu’ils meurent! prononça Valentine d’une voix basse mais distincte.

– Eh! eh! la Corsesse! s’écria Coyatier presque joyeusement, vous n’y allez pas par quatre chemins, vous!

– Tous d’un seul coup! ajouta Valentine avec un calme extraordinaire. Sang pour sang! je les condamne à mort, moi, la fille et la sœur de ceux qu’ils ont assassinés!

Il y avait une franche admiration dans les yeux du bandit.

– Va bien! fit-il, tonnerre! quelle luronne! vous haïssez comme il faut, dites donc, la belle enfant! c’est dommage qu’il n’y a pas dans tout cela un seul mot pour le lieutenant prisonnier.

Le regard de la jeune fille ne se baissa point, mais il changea d’expression, et sa beauté tragique eut comme une auréole de belle et profonde tendresse.

– Maurice! murmura-t-elle d’une voix si douce que le bandit eut la poitrine serrée: le premier, le dernier battement de mon cœur! Vous avez mesuré ma haine, il n’y a que moi pour juger mon amour.

Elle reprit avec plus de calme:

– Avez-vous donc cru que j’oubliais Maurice? je ne pense qu’à lui, je ne travaille que pour lui. Dieu lui-même a serré nos liens; mon frère, que ma volonté ardente est de venger, n’était-il pas le bienfaiteur de Maurice? Si Maurice était libre, avec quelle joie il engagerait sa vie pour payer ma dette! La sentence que j’ai prononcée est la seule planche de salut qui puisse exister pour Maurice. Maurice sera sauvé, cette fois, bien sauvé, si ces hommes tombent, car il ne craindra plus que la loi, et la loi ne l’ira pas chercher à trois mille lieues d’ici où je l’entraînerai!

Autour des grosses lèvres de Coyatier, il y avait comme un sourire.

– Pourquoi riez-vous? demanda Valentine irritée.

– Parce que c’est cocasse, répliqua le bandit, de voir comme les beaux esprits se rencontrent. D’autres que vous ont eu une idée pareille… mais ne m’interrogez pas, ça nous mènerait trop loin. J’ai mon ouvrage et je vais prendre congé de vous.

– Sans me répondre? s’écria Valentine. Me suis-je donc trompée? N’avez-vous pas vous-même l’envie, le besoin de retrouver votre liberté?

– Ah! fit le marchef, ma liberté!… peut-être.

Ces mots, comme l’accent qu’il mit à les prononcer, ressemblaient à une énigme.

– N’avez-vous pas besoin, continua la jeune fille, qui mettait toute son âme éloquente en ses yeux, de redevenir homme, de laver une bonne fois vos mains ensanglantées?

– Ah! fit encore Coyatier de ce même accent dont l’expression ne se peut traduire, vous les avez touchées, ces mains-là, vous êtes une crâne jeune personne! Mais où les laver, mes mains, jeunesse, mes mains qui ont du sang? Dans le sang?

Le front et les joues de Valentine étaient de marbre.

– Dans le sang qui purifie! murmura-t-elle. Tout le monde a le droit d’abattre une bête féroce.

– Alors, tout le monde a le droit de m’abattre, dit Coyatier. En voilà assez. Vous savez que tout cela est stupide et impossible, mais il n’y a que ces choses-là pour réussir. Ouvrez la bouche, puisque vous voulez prendre la lune avec les dents; moi, je ne demande pas mieux que de vous tenir l’échelle.

– Dites-vous vrai? balbutia Valentine, qui ne s’attendait pas à cette brusque conclusion; consentez-vous?

– Pourquoi pas? Que mon cou soit cassé ici ou là, peu importe. La loterie est une bêtise aussi, et pourtant il y en a qui gagnent à la loterie. Je vous regardais tout à l’heure; vous devez avoir la veine… Seulement, je vais poser mes conditions: si je suis avec vous, vous n’irez pas à droite ou à gauche, selon votre volonté. Il y a un jeu tout fait, voulez-vous le prendre?

Il parlait d’un ton bref et précis. Valentine murmura:

– Je ne vous comprends pas.

– Je vais m’expliquer clairement: c’est demain que le colonel doit faire évader le lieutenant Maurice Pagès.

– Comment, demain? s’écria Valentine. Déjà si Maurice, que je viens de voir, n’en sait rien.

– Dans tout cela, répondit le marchef, Maurice est la cinquième roue d’un carrosse. Quant nous aimons une affaire, il n’y en a que pour nous. Et c’est demain aussi que Maurice et vous devrez être mariés.

Cette fois Valentine n’interrompit point; elle resta muette de stupéfaction. Le marchef reprit:

– Pendant que vous étiez à la prison de la Force, j’étais, moi, chez le colonel. Il ne se porte pas bien, et j’ai idée qu’il n’en a pas pour très longtemps. Si Toulonnais-l’Amitié, le prince et les autres savaient ce qu’il m’a dit… C’était drôle de le voir me caresser le menton en bavardant tout bas: «Je n’ai confiance qu’en toi, marchef, mon ami, tu es la plus forte tête de l’association, et mon testament, qui est tout fait, te nomme mon légataire universel…» Eh bien! après! Je serais capable de les mettre au pas aussi bien qu’un autre, dites donc. Et, si j’étais le Maître, ils viendraient me lécher les pattes comme des chiens couchants.