Il s’arrêta. Valentine dit:
– Tout cela ne m’explique pas vos paroles.
– L’explication la voici; le colonel a ajouté: «C’est ma dernière affaire, et je veux la régler avant de m’en aller; il faut que tout soit fini demain soir.»
– Mais les préparatifs de l’évasion…, murmura Valentine.
– Voilà huit jours que Toulonnais s’en occupe. Il avait carte blanche et des billets de banque à poignées. Quand il a été relancer la veuve Samayoux, la chose était arrangée.
– Mais pour le mariage… le prêtre?
– Il y a M. Hureau, le vicaire de Saint-Philippe-du-Roule, qui croit à Louis XVII dur comme fer. Le mariage, vous le savez bien, est l’idée fixe de Mme la marquise; elle s’est résignée à tout, sauf au scandale de laisser monter deux tourtereaux comme vous en chaise de poste sans qu’on ait prononcé sur eux le conjungo. M. de Saint-Louis, qui n’a rien à refuser à la marquise, s’est chargé de l’abbé Hureau, et quoique un mariage secret soit une grosse affaire à l’archevêché, le bon vicaire du Roule n’a rien à refuser à son roi pour rire, qui prend la peccadille à son compte et qui écrira au pape si l’archevêque fait le méchant. Comme ça, pas vrai, les convenances seront respectées. Coyatier, en débitant cela, avait gardé son rire amer.
– Et après le mariage? demanda encore Valentine, dont la voix s’altéra.
– La lune de miel commence, parbleu! vous filez, Maurice et vous…
– Ce départ est aussi préparé?
– Ah! je crois bien! préparé à fond.
– Pour où partons-nous?
– Ne faites donc pas l’enfant! gronda Coyatier; vous le savez aussi bien que moi.
– Un double meurtre! prononça péniblement la jeune fille.
– Je n’ai pas encore reçu mes instructions complètes, repartit Coyatier; je vous l’ai dit, le colonel m’attend pour savoir un peu comment vous prenez les choses; mais j’ai idée qu’il y aura plus de deux meurtres, car tous ceux qui sont chez Remy d’Arx à l’heure qu’il est ont à régler avec l’association le même compte que Maurice et que vous.
– Le vieux Germain, fit Valentine, maman Léo…
– Et moi. Nous radotons, je vous l’ai déjà dit.
– Et pour que vous soyez avec nous, il faudrait?…
– Vous laisser crever les yeux, jeunesse, interrompit Coyatier d’un ton sérieux cette fois, et aller à tâtons partout où ça me plaira de vous conduire: j’entends non seulement vous, mais le lieutenant aussi. Pas une observation, pas une résistance. Quant au prix, nous compterons après; ça vous va-t-il?
Comme Valentine hésitait, il regarda la pendule et se leva.
– Le vieux va s’impatienter, dit-il, ne vous pressez pas, réfléchissez, vous me donnerez réponse demain matin. Car il y a un hic à tout cela, c’est que je ne vous promets rien. Le diable seul peut savoir si nous gagnerons la partie ou bien si nous serons tous écharpés à la dernière manche.
– Je n’attendrai pas jusqu’à demain! s’écria Valentine, à quoi bon réfléchir? la mort nous entoure de tous côtés, il n’y a pas d’autre issue, j’accepte! Tout ce que j’ai est à vous, les conditions que vous m’avez posées seront accomplies, aveuglément.
Le marchef, qui avait déjà fait un pas vers la porte, s’arrêta.
– Quant à être une crâne jeune personne, fit-il, ça y est en grand! Alors, il faut vous dépêcher de retourner à la maison. M. Samuel ne se sera pas aperçu de votre absence, c’est le mot d’ordre, et vous trouverez à la porte où sont les maçons quelqu’un qui vous fera rentrer, ni vu ni connu, dans votre chambre. Ce soir, si le colonel peut quitter son lit, car il est vraiment bien malade, il ira vous raconter tout ce qu’il a fait pour vous et pour votre bonheur. Vous serez surprise, émerveillée, attendrie, enfin vous jouerez votre petit bout de comédie, ça ne m’embarrasse pas. Ce qu’il ne faut pas oublier, c’est de dire que vous êtes toute ragaillardie et de faire comme si la raison rentrait dans votre cervelle toquée. Il y croira ou il n’y croira pas, ça ne fait rien du tout, car dans la partie qui se joue, chacun sait que son voisin triche: voilà le côté curieux. Pour ce qui est de moi, je ne sais pas si vous me reverrez avant la noce, mais regardez-moi bien entre les deux yeux; j’ai un petit peu d’espoir, pas beaucoup… la chose sûre, c’est que je ferai tout ce que je pourrai, je dis: tout, puisque vous m’avez donné votre main.
– Merci! merci! balbutia Valentine, émue jusqu’à ne point trouver de paroles.
Coyatier sortit précipitamment, mais il rentra presque aussitôt et dit:
– Un mot encore. Il nous manque un outil qu’on ne trouve pas facilement à l’estaminet de l’Épi-Scié, c’est pour l’évasion: un homme qui n’ait jamais été devant la justice. Il faut ça pour prendre la place du prisonnier sans risquer trop gros. Maman Léo vous trouvera la chose dans sa baraque ou ailleurs… À vous revoir, la belle, car nous nous reverrons au moins une fois, et après ça, à la garde du bon Dieu s’il y en a un!
XXXII L’agonie d’un roi
Il faisait nuit. Paris opulent achevait de dîner, Paris pauvre était en train de souper; les gargotes, à bon droit célèbres parmi les ouvriers, et qui, en ce temps-là surtout, foisonnaient aux environs des halles, regorgeaient de chalands.
Il m’est arrivé souvent de glisser mon regard à travers les carreaux troublés de ces réfectoires du travail. La gargote n’est pas le cabaret, tant s’en faut; on voit là en majorité les bonnes, les naïves figures; chacun y semble franchement content devant la portion abondante qui fume.
Là, les défaillances d’appétit ne sont pas connues; on a gagné rudement le plaisir de manger, et l’odorat des convives n’a point ces gênantes délicatesses qui pourraient s’offenser de certains parfums répandus trop abondamment dans l’atmosphère.
L’ail et l’oignon ne déplaisent à personne, l’échalote et le beurre noir ne comptent que des amis.
Il fait chaud, et cela semble bon, quand le froid humide sévit au-dehors.
On voit des convives qui ménagent avec sensualité le demi-litre de bleu pour avoir le plein coup du dessert, le verre qu’on boit avec les pruneaux, pris dans le grand saladier de la devanture, ou après la compote qui nage dans le jus de pommes aigrelet.
J’ai ouï dire que la toilette si coûteuse faite à la grande ville, depuis quelque temps, par le chef de ses édiles a diminué de beaucoup le nombre de ces gargotes, situées à proximité du marché et qui donnaient à ceux qui travaillent une nourriture à peu près saine et sincère.
J’ai ouï dire que les restaurants de l’ouvrier se sont embellis comme le quartier lui-même et que les consommateurs y payent désormais non seulement le bœuf avec légumes, mais encore le loyer, les glaces et le gaz.
Tout cela est très cher et ne restaure point.
Duval, ce boucher intelligent qui est devenu riche comme un roi rien qu’en prouvant au public l’authenticité de sa viande, ne vend pas sa viande aux ouvriers. Je serai heureux quand je verrai dans Paris la vieille gargote renaissante, mais appropriée au progrès de nos mœurs.