Pendant qu’il jouait la comédie de l’homme foudroyé, son esprit avait travaillé. Au moment où Échalot tournait le dos pour gagner son armoire, Similor s’était relevé vivement et avait marché sur la pointe des pieds jusqu’à la muraille.
Une fois là et se sentant protégé par l’ombre, il avait rampé comme un lézard, sans produire aucun bruit, vers l’endroit où nous le vîmes naguère donner des leçons de danse aux deux rougeaudes.
Cet endroit était situé tout près de l’armoire d’Échalot, et pour y arriver Similor dut côtoyer presque toute une moitié des clôtures de la cabane.
Échalot, du reste, lui fit la place libre en revenant vers la table.
Juste à l’instant où le pauvre Échalot s’apercevait de l’absence de Similor, celui-ci refoulait dans sa poitrine un cri de joie en arrivant à son but.
Son but, c’était un misérable trophée, composé des accessoires, comme on dit au théâtre, qui lui servaient quand il travaillait en public.
Il y avait là deux fleurets, deux cannes, deux sabres et deux gants fourrés, suspendus aux planches.
Ce n’étaient pas de bonnes armes, mais toute arme est bonne contre un bras désarmé.
Le bruit de ferraille avait averti Échalot; le malheureux avait deviné que Similor décrochait un des sabres.
– Moi, je les aurais décrochés tous les deux, pensa-t-il, et je lui aurais donné à choisir.
Il ajouta avec amertume:
– Mais je ne suis qu’un imbécile, et Amédée est un homme de talent!
Amédée se sentait si bien le maître que toute son insolence lui était revenue.
Il prit le temps de dépouiller son paletot en guenilles et de passer la redingote toute neuve d’Échalot qu’il avait sous la main.
Ainsi vêtu, la tête haute, et le sourire aux lèvres, il arriva disant:
– Je vas y ajouter le gilet et la culotte, si tu n’obéis pas incontinent à mes ordres!
– Tu peux me tuer, répliqua Échalot, qui n’essaya point de fuir et croisa ses bras sur sa poitrine, la faiblesse que j’ai eue pour ma redingote est une faute et j’en suis puni, mais quant à te livrer ce qui est à la patronne, raye ça de tes papiers. Avance, et viens percer le cœur de ton frère qui a été en même temps la mère de ton enfant!
On dit que le ridicule tue l’émotion; ce n’est pas toujours vrai, car il y avait dans le calme de ce pauvre diable une véritable grandeur.
Et Similor, le coquin sans âme, s’irritait contre la défaillance qui lui faisait trembler la main.
Il avançait toujours, pourtant, car la fièvre de sa convoitise était de beaucoup la plus forte, et la pensée du tas d’or représenté par les billets de banque lui montait au cerveau comme un transport.
– Une fois, deux fois, dit-il, ça m’agace, l’idée de te tuer; tu étais une bonne bête de somme: mais ne me laisse pas dire trois fois, ou je pique!
Quelque chose qui ressemblait à de la beauté vint à l’intrépide visage d’Échalot, tandis que le nom de Léocadie montait de son cœur à ses lèvres.
– Trois fois! dit Similor en levant le bras.
Le sabre brandi jeta des étincelles.
Mais Similor, au lieu de frapper, recula parce qu’un bruit sinistre, profond, immense, ébranla les planches de la baraque.
Ce bruit ne fut suivi d’aucun autre.
C’était le dernier rugissement du grand vieux lion qui s’éveillait de son étourdissement pour mourir.
On put le voir un instant dressé sur ses pattes de derrière comme un ours et plus haut qu’un géant.
Puis il retomba, rendant un soupir énorme, et au choc de son vaste cadavre la terre trembla.
Tout cela fut rapide comme la pensée, et pourtant, quand Similor leva son arme de nouveau, les choses avaient complètement changé de face.
En mourant, le lion avait arraché la victoire aux griffes du chacal.
Échalot, en effet, à la voix du lion, avait fait lui aussi un pas en arrière, et son talon avait heurté contre le fragment de balancier dont Similor s’était servi tout à l’heure.
Il n’eut qu’à se baisser pour avoir en main une arme terrible contre laquelle le mauvais sabre de Similor n’était plus qu’une défense dérisoire.
Celui-ci mesura la situation nouvelle d’un coup d’œil et devint tout blême.
Échalot lui dit tranquillement:
– Amédée, tu peux t’en aller si tu veux, je continuerai de servir de père à l’enfant, et si j’entends dire que tu as faim, la moitié du pain que j’aurai sera pour toi.
Similor courba la tête et fit un pas vers la porte.
Mais c’était une feinte encore; il se retourna tout à coup, croyant qu’Échalot n’était plus sur ses gardes, et bondissant comme un tigre, il lui planta son sabre en pleine poitrine.
Le coup était assené terriblement et aurait mis fin d’une fois à l’histoire; mais Échalot était sur ses gardes et Similor avait compté sans le balancier, qui fit voler le sabre en éclats.
– Assassin! balbutia pour la seconde fois Similor, dont la langue bredouillait comme celle d’un homme ivre.
Ceci n’est point une erreur de l’écrivain, ni une faute de l’imprimeur: Similor dit: «Assassin!» au moment même où il tentait un assassinat.
Et il ajouta, car vis-à-vis du pauvre diable qui avait été si longtemps son esclave, il avait la perfidie effrontée de certaines femmes en face de certains maris, plus trompés encore que battus:
– Lâche! vas-tu m’assommer, maintenant que je suis sans arme?
Il tenait à la main, d’un air piteux, le tronçon de son sabre. Échalot, qui déjà brandissait sa massue, s’arrêta.
C’était un véritable preux que ce mouton, fort et vaillant comme un taureau: un preux panaché d’ange.
– Jette ton morceau de fer-blanc, dit-il, et terminons ça, rien dans les mains, rien dans les poches.
Aussitôt Similor, réprimant un sourire de triomphe, lança au loin la poignée de son sabre. Échalot abandonna sa massue et tous deux, sans parler cette fois, se ruèrent l’un sur l’autre avec tant de violence que le choc de leurs poitrines sonna bruyamment.
Tous les mauvais instincts de Similor étaient surexcités jusqu’à la rage et le sang d’Échalot lui-même avait fini par bouillir.
Ce fut une terrible joute.
À les voir enlacés corps à corps, tantôt debout, tantôt à genoux, tantôt roulant comme un seul paquet dans la poussière et semblables à deux serpents qui câblent leurs anneaux, un profane aurait cru qu’ils avaient mis de côté toutes les ressources de l’escrime populaire pour s’attaquer comme les loups affamés se mangent.
Il n’en était rien, le nageur qui tombe à l’eau fait les mouvements voulus, d’instinct et sans savoir.
Sans savoir et d’instinct, ils se battaient avec une redoutable adresse. Il y avait, jusque dans la bestialité de leur accolade, la science de la lutte, la maîtrise du pugilat.
Seulement, Échalot restait loyal dans le paroxysme de sa colère, tandis que Similor, au plus furieux de son enragée démence, essayait de tricher et de trahir.