Sa main tourmentait ses cheveux, dont la racine était baignée de sueur.
– Quoique, reprit-elle, je ne sais rien de rien! j’ai fait tout ce que j’ai pu pour savoir; mais faudrait plus fin que moi, à ce qu’il paraît. Le marchef était déguisé en commissionnaire, il a causé avec la petite plus d’une grande heure dans le salon où est le portrait du juge. Nous attendions, monsieur Germain et moi, et nous nous regardions comme deux événements. On a froid dans cette maison-là, qui sent le deuil à plein nez.
«Quand le marchef a repassé pour s’en aller, il m’a fait un signe d’amitié. On n’est pas maîtresse de ça; j’ai eu la chair de poule.
«Fleurette était plus pâle encore qu’à l’ordinaire, mais ses grands yeux brillaient. Elle ne m’a rien dit le long du chemin, en revenant, pas seulement un mot! Ah! c’est maintenant qu’elle a l’air d’une pauvre folle!
«Ce n’est pas faute que je l’interrogeais, non! mais je parlais à une pierre. Pourtant, quand la voiture s’est arrêtée devant la maison de santé, à la porte où il y a des maçons, j’ai cru l’entendre qui soupirait comme ça tout bas: «C’est un coup de dés!…»
Il y avait sur la bonne grosse figure de maman Léo une expression de véritable angoisse. Elle releva les yeux sur Échalot, qui faisait pour la comprendre des efforts surhumains.
– Qu’en dis-tu, toi? demanda-t-elle brusquement.
Échalot ferma les poings avec désespoir. Il était aussi rouge que la dompteuse, tant sa pauvre tête travaillait.
– Je dis, répliqua-t-il, que je voudrais bien avoir la capacité d’Amédée. Paraît que je suis bouché à fond, car ça me fait l’effet comme si j’écoutais du latin de bas breton.
– Tu le connais pourtant bien, ce jeu-là, murmura la veuve, dont le regard était fixe et sombre: un sou d’un côté, un sou de l’autre, et pile ou face! Mais au lieu d’un sou, c’est la mort qui est ici, du côté où l’on perd, et veux-tu mon idée? Pair ou non, c’est trop peu dire; il y a cent à parier contre un, et mille aussi, pour le côté où est la mort!
XXXVI La récompense d’Échalot
Maman Léo parlait avec fièvre, et, comme il arrive dans le trouble mental où elle était, elle parlait pour elle-même bien plus que pour le bon garçon qui l’écoutait de toutes ses oreilles, dévorant chaque mot et se cassant la tête à y chercher un sens.
Maman Léo ne se rendait pas compte, de ce fait, qu’elle sous-entendait nombre d’événements dont Échalot n’avait pas la connaissance. Elle était si pleine de son sujet, qu’il lui semblait impossible de n’être pas comprise.
Nous serons bien forcés de dire aux lecteurs brièvement ce que, dans sa préoccupation, maman Léo jugeait inutile d’expliquer.
Elle revenait de la maison de santé du Dr Samuel, où elle avait reconduit Valentine.
Là elle avait revu encore une fois cette étrange parodie de la famille: les Habits Noirs entourant le lit de la prétendue folle.
Valentine était rentrée à la brune, sous son costume d’emprunt, sans éveiller aucun soupçon apparent; nul ne s’était aperçu de sa longue absence, excepté Victoire, la femme de chambre, qui était nécessairement complice.
C’était comme dans les contes de fées où les princesses ont des anneaux qui les rendent invisibles.
Maman Léo ne péchait pas par excès de défiance ni de prudence, elle appartenait à un monde où l’on entre volontiers dans le merveilleux, mais ceci dépassait tellement les bornes du vraisemblable que maman Léo se refusait à y croire.
Au salon, tout en rendant compte de sa mission, elle ne put retenir une parole trahissant le doute qui la tourmentait.
Elle se vit aussitôt entourée de sourires bienveillants et approbateurs.
On échangea des regards d’intelligence et le colonel secoua sa tête blêmie en murmurant:
– Mme Samayoux n’est pas de celles qu’on peut tromper.
M. de Saint-Louis ajouta:
– Si Dieu mettait sur mon front la couronne de mes pères, sans écarter systématiquement la noblesse et la bourgeoisie, je m’entourerais de gens du peuple.
Le colonel eut sa toux qui faisait mal; il avait terriblement baissé depuis la veille: quand il ouvrait la bouche, on était obligé de faire un grand silence pour saisir les mots qui venaient littéralement expirer sur ses lèvres.
Mais il avait gardé toute la sérénité de son regard.
– Ne vous inquiétez pas, bonne dame, dit-il en adressant à la veuve un geste d’amicale protection, nous ne jouerons pas à cache-cache avec vous. J’ai bien de l’âge et c’est lourd à porter. La coquetterie que j’aurais, ce serait d’atteindre mes cent ans, et j’y touche. Pour prix d’une si longue vie, bien modeste à la vérité et bien paisible, mais qui n’est pas sans contenir quelques bonnes actions dont le souvenir embellit mes derniers jours, j’ai l’expérience et j’ai aussi la confiance de mes amis… Venez çà, chère madame, car il me fatigue d’élever la voix.
Maman Léo s’approcha et le colonel poursuivit avec une bonté croissante:
– Ce que nous voulions tous, c’était le salut de ce jeune homme, Maurice Pagès, puisqu’à son existence est attachée celle de Valentine, notre chère enfant. Il fallait le convertir à nos projets de fuite. Je connais si bien le cœur humain! Nous aurions eu beau supplier notre bien-aimée fillette, elle se serait entêtée dans son refus, tandis que la pensée d’une escapade, d’une petite révolte, traversant cette pauvre chère cervelle ébranlée, a suffi pour la rendre complice de nos efforts. Nous n’avons eu qu’à fermer les yeux, elle s’est cachée de nous pour obtenir votre concours, et elle a travaillé pour nous, c’est-à-dire pour elle.
Maman Léo respirait comme si on l’eût soulagé du poids qui écrasait sa poitrine.
Ceci était manifestement la vérité, car tous les regards attendris confirmaient le dire du colonel, et la marquise elle-même murmura en essuyant une larme:
– Le bon ami a de l’esprit plein le cœur!
Désormais maman Léo était aux trois quarts trompée.
Il ne faut pas que le lecteur s’irrite contre la simplicité de cette vaillante femme, qui était en ce moment l’unique champion d’une cause presque perdue.
Les plus habiles auraient fait comme elle, et peut-être moins bien qu’elle, car le jeu de l’homme qui tenait le principal rôle dans cette comédie atteignait à la perfection.
D’autres n’auraient pas gardé le doute qui tourmentait encore la conscience de maman Léo.
La famille quitta le salon pour rentrer dans la chambre de Valentine: le cercle de Mme la marquise d’Ornans s’établit selon la coutume autour du foyer, et le colonel alla s’asseoir tout seul auprès du lit.
Pendant que Valentine et lui s’entretenaient tous les deux à voix basse, la marquise se chargea d’annoncer officiellement à maman Léo que le grand jour était fixé au lendemain.
– Mieux que personne, chère madame, lui dit-elle, vous savez que la santé de notre Valentine ne sera pas un obstacle; son expédition d’aujourd’hui, qui nous remplit de joie, en est la preuve. Voici une heure à peine, j’étais aussi ignorante que vous, et votre surprise ne pourra dépasser la mienne: tout est prêt, le providentiel dévouement de notre ami le colonel Bozzo avait pris ses mesures d’avance; rien ne lui a coûté, et Dieu savait ce qu’il faisait quand il a mis une grande fortune à la disposition de cet admirable cœur. Ce ne sera pas une évasion comme les autres, il n’y aura aucun danger, aucune violence; l’argent répandu à pleines mains a su aplanir toutes les difficultés. Seulement, nous avons encore besoin de vous, et M. de la Périère va vous expliquer ce que nous attendons de votre affection pour le jeune Maurice Pagès.