– Je suis prête, répondit Valentine, qui était pâle, mais résolue.
– Voici ce qui a été réglé, reprit la douairière: Je suis chargée d’aller prendre chez lui notre prêtre officiant; tous nos amis nous attendront chez le pauvre colonel, et Dieu veuille que nous le retrouvions en vie! Ne va pas croire que la chose se fera dans le désert; nous aurons une suffisante assistance. Toi, selon la volonté que tu as manifestée, tu vas monter dans ma voiture (j’ai celle du colonel, où j’ai mis mes gens pourtant, car je n’aime pas à changer de cocher), et tu vas attendre cette brave Mme Samayoux rue Pavée, à la porte de la Force.
Valentine jeta un châle sur ses épaules et noua les rubans de son chapeau.
– Allons! fit encore la marquise en essayant de prendre un ton dégagé, ces moments de crise me connaissent. Pas d’inquiétude, surtout, cela te ferait du mal. Il n’y aura aucun accroc, on a dépensé ce qu’il faut pour que tout aille sur des roulettes.
L’instant d’après, deux voitures se séparaient au coin de la rue des Batailles: celle du colonel, où était la marquise, remontait vers les Champs-Elysées, par la rue de Chaillot; l’autre, timbrée à l’écusson d’Ornans, mais ayant cocher et valet de pied à la livrée du colonel, descendait vers le quai pour prendre la route du Marais.
C’était celle-là qui emmenait Valentine.
Quand elle arriva rue Pavée, il y avait un fiacre qui stationnait devant la principale entrée de la prison.
Valentine ordonna au cocher de se mettre à la suite du fiacre, puis elle abaissa les stores de sa voiture et attendit.
XXXVIII Départ pour le bal
Six heures du soir venaient de sonner à l’antique pendule dont le balancier allait et venait en grondant. Il faisait nuit dans la chambre du colonel, éclairée seulement par les lueurs du foyer presque éteint.
Derrière les hautes fenêtres, drapées de rideaux sombres, les arbres du jardin montraient vaguement leur tête blanche de neige.
Au contraire, par la porte entrouverte, on voyait une vive clarté dans la chambre voisine, où la comtesse Francesca Corona faisait depuis quelques jours sa demeure, pour être plus à portée de garder les nuits de son aïeul.
Une pimpante soubrette s’agitait, affairée, dans cette dernière pièce, où deux faisceaux de bougies brûlaient à droite et à gauche de la psyché.
Par l’entrebâillement de la porte on pouvait reconnaître le brillant, le pittoresque désordre qui ravage la chambre d’une jolie femme à l’heure décisive de la toilette.
Les meubles gracieux et coquets étaient encombrés par l’étalage des chiffons de toute sorte, colifichets innombrables, pièces nécessaires dans la mesure même de leur superfluité, qui forment, en s’ajustant selon le plus charmant des arts, la panoplie dont se revêt la beauté pour livrer bataille au plaisir.
Il y avait partout de la gaze, du satin, des fleurs, des dentelles; il y en avait sur les fauteuils, sur le lit, sur les consoles; l’air était doucement parfumé, car chacun de ces objets mignons a sa bonne odeur comme les roses: les gants, l’éventail, le mouchoir chargé de broderies et jusqu’à ces bijoux de souliers dont l’exiguïté défierait le pied de Cendrillon.
Il s’agissait d’un bal, car le carnet aux contredanses montrait sur la table sa couverture nacrée parmi les écrins ouverts qui éparpillaient en gerbes leurs chatoyantes étincelles.
En s’habituant peu à peu à l’obscurité, qui régnait dans l’austère retraite du vieillard, l’œil pouvait mesurer le contraste frappant qui existait entre ces frivoles richesses et la nudité presque complète dont s’entourait le lit sans rideaux, bas sur pieds et rappelant en vérité la couche d’un anachorète.
C’était auprès de cette couche, lit funèbre d’un saint, que Mme la marquise d’Ornans était venue pleurer naguère. Le colonel y était étendu sur le dos, immobile, les bras en croix et cherchant son souffle qui déjà le fuyait.
C’est à peine si on apercevait sa face hâve et dont les tons terreux semblaient absorber la lumière, mais on distinguait très bien, agenouillée au chevet du lit, une jeune femme en déshabillé dont les riches épaules attiraient au contraire toutes les lueurs venant de la chambre voisine.
La jeune femme parlait d’un ton suppliant et baisait tendrement les mains du vieillard en disant:
– Je t’en prie, père, bon père, ne me force pas à te quitter ce soir. Tu sais bien que je n’aime pas le monde; tu sais bien que j’y suis triste et comme dépaysée. Mme de Tresmes ne doit plus compter sur moi pour son dîner ni pour le bal, puisqu’elle sait que tu es souffrant et que je suis ta garde-malade.
– Entêtée! fit le malade.
Puis il répéta:
– Entêtée, entêtée, entêtée!
De guerre lasse, Francesca voulut se lever, mais il la retint.
– Mademoiselle Fanchette, lui dit-il, je n’aime pas les mauvaises raisons, souvenez-vous de cela. Fi! que c’est mal d’agiter son pauvre papa! qui tousse en le contrariant sans cesse!
Soit qu’un peu de force lui revînt, soit qu’il oubliât volontairement ou non de jouer un rôle, sa voix en ce moment n’était pas trop changée.
– Réfléchis, reprit-il en cessant de gronder; il serait tout à fait impoli de se dégager comme cela à la dernière heure. Et si on allait être treize à table chez Mme de Tresmes à cause de toi! sans compter que ce cher petit ange de Marie est presque aussi mauvaise langue que sa mère. Ton absence ferait encore jaser.
– Ne parle pas tant, bon père, voulut interrompre la comtesse, tu te fatigues.
– C’est cela! quand on ne peut répondre à mes arguments, on me fait taire par raison de santé. Allume la veilleuse, je veux te voir quand tu seras habillée et t’admirer, mon cher amour. Qui sait combien de temps je pourrai t’aimer encore sur la terre? mais je te verrai de là-haut; j’ai le bonheur de croire à l’immortalité de l’âme, et ceux qui ont bien vécu ne quittent ce triste monde que pour se réfugier dans un autre qui est meilleur.
La comtesse alluma une veilleuse. Aussitôt qu’elle l’eut déposée sur la table de nuit, la figure du moribond sortit de l’ombre, défaite et véritablement effrayante à voir.
La comtesse eut beau faire, elle ne put réprimer un douloureux mouvement.
– Tu ne me trouves pas si bonne mine qu’hier? dit le vieillard avec un accent qu’il n’est point possible de caractériser d’un seul mot.
Nul n’aurait su dire, en effet, s’il y avait là excès de simplesse ou inexplicable moquerie.
– Vous êtes un peu pâle, mon père, répondit Francesca.
– Un peu? répéta le colonel, qui eut un rire véritablement sinistre.
– Allons, allons, fillette, reprit-il doucement, ne te fais pas d’idées trop noires. Tu ne connais pas le mystère de ma vie, pauvre ange; tu as peut-être été jusqu’à me soupçonner parfois… Il y a des gens, vois-tu, dont l’héroïsme ressemble à l’infamie. Te souviens-tu de cette histoire américaine que tu me lisais pour m’endormir; cette histoire d’un pauvre colporteur employé par Washington dans la guerre de l’indépendance, et qui, toute sa vie, se laisse insulter du nom d’espion pour mieux servir la cause de la liberté?