Elle trempa ses lèvres dans le verre d’eau qu’on lui apportait.
– Voilà pourquoi je ne sais rien, mes pauvres enfants, acheva-t-elle, voilà comment j’ai besoin qu’on me dise tout. Ce qu’il y a de plus impossible au monde, voyez-vous, c’est que Maurice soit coupable.
Elle s’arrêta encore, parce qu’un mouvement d’incrédulité avait agité l’auditoire.
Ses yeux firent le tour du cercle, où tous les regards étaient baissés.
– Vous ne croyez pas cela, vous, reprit-elle sans colère; les juges feront peut-être comme vous, et je suis une bien pauvre femme pour aller contre l’idée de tout le monde. Mais c’est égal, contre l’idée de tout le monde j’irai!… Parlez maintenant, monsieur Baruque, si c’est un effet de votre complaisance, et ne craignez pas de me faire du mal; rien ne peut me tuer, désormais, puisque j’ai entendu ce que vous avez dit sans mourir.
V Triomphe de M. Baruque
Il ne s’agissait plus de travailler. L’atelier Cœur d’Acier était célèbre, non seulement par le bon teint de l’élégance de ses produits, mais encore pour son insatiable appétit de flânerie. Ceux qui le composaient avaient deux fois le droit de rester enfants toute leur vie, puisqu’ils appartenaient en même temps à ces deux confréries joyeuses des peintres barbouilleurs et des artistes en foire.
La trêve de la besogne étant offerte et acceptée, chacun se mettait à son aise: on avait couché la grande échelle, qui faisait l’office d’un énorme divan; d’autres avaient apporté des tréteaux, d’autres enfin restaient accroupis commodément dans la poussière.
C’était une halte de bohémiens de Paris. Tout le monde savourait le bienfait de ces vacances inespérées. On était là un peu comme au spectacle, et Similor pelait des pommes aux rougeaudes en disant:
– Ça fait pitié de voir les occasions tomber à celui qui n’est pas capable d’en profiter avec éclat. Si aussi bien on m’avait demandé la chose, au lieu de s’adresser au fabricant de croûtes et teinturier en guenilles, on aurait vu comment je sais charmer une assemblée par l’élocution de ma parole!
Échalot le regardait peler ses pommes et pensait:
– C’est à ces bagatelles qu’il enfouit ses ressources pécuniaires. Faut-il qu’il voltige sans cesse comme un papillon, et ce défaut-là lui coupe son sentiment paternel.
M. Baruque, cependant, n’était pas fâché d’être en lumière; il gardait cet air impassible qui va si bien aux petits hommes grisonnants, pourvus d’une voix de basse-taille.
Similor, ici, était injuste comme tous les envieux. M. Baruque ne resta point au-dessous du rôle brillant qui lui était confié par sa bonne chance; il raconta couramment et dans tous ses détails l’histoire du premier meurtre: le meurtre accompli au numéro 6 de la rue de l’Oratoire, aux Champs-Elysées.
Son récit n’aurait point satisfait nos lecteurs, qui connaissent d’avance l’envers de cette sanglante comédie, mais il était positivement exact au point de vue de ce que les journaux avaient porté à la connaissance du public.
Dans la science profonde de leurs combinaisons, les Habits Noirs écrivaient l’histoire en même temps qu’ils la faisaient.
Ils ne se contentaient pas de jouer leur drame: ils se chargeaient en outre d’en rendre compte au public.
De ce récit, composé sur des apparences habilement préparées et d’après les pièces d’une instruction dont, seul au monde, le malheureux Remy d’Arx aurait pu reconnaître le côté mensonger, une brutale évidence se dégageait, sautant aux yeux de chacun.
Quand M. Baruque termina en mentionnant l’ordonnance de non-lieu délivrée par le feu juge et la mise en liberté de Maurice Pagès, il y eut des murmures dans l’auditoire.
– C’était trop bête, aussi! dit Mlle Colombe en cassant un peu les reins de sa petite sœur.
Celle-ci demanda:
– À qui donnera-t-on les diamants qui étaient dans la canne à pomme d’ivoire?
Mme Samayoux restait comme absorbée, elle ne dit rien sinon ceci:
– Il a été libre un instant, et je n’étais pas là!
– Les diamants, prononça sentencieusement Mlle Colombe, en réponse à la question de sa petite sœur, c’est toujours confisqué par le gouvernement pour récompenser les filles des généraux et les dames des procureurs du roi.
M. Baruque but un verre de vin. Tout le monde était content de lui, excepté pourtant Similor, qui cabalait dans son coin, disant:
– Faut que la patronne ait son idée pour faire mine d’ignorer des choses comme ça. Quoi donc! Saladin, mon petit, en aurait spécifié les détails tout aussi bien que le colleur d’enseignes!
– Continuez, monsieur Baruque, dit Mme Samayoux avec sa tranquillité factice, sous laquelle perçait une navrante lassitude.
– Alors, maman Léo, répliqua le petit homme, vous voilà bien fixée sur le premier meurtre, pas vrai?
– Oui… je suis fixée.
– Et vous comprenez pourquoi tout le monde devine que le nom de Maurice P…, imprimé dans les journaux qui racontent le second assassinat, veut dire Maurice Pagès?
– Oui, je le comprends.
– Va bien! Quant à la demoiselle, c’est une autre paire de manches: Valentine de V…, connais pas! Tout ce qu’on peut dire, c’est que ça se saura plus tard. Donc le juge Remy d’Arx avait sauvé la vie, ou tout au moins la liberté de votre Maurice Pagès…
– Fixe! interrompit Gondrequin-Militaire, ménagez vos expressions, Rudaupoil! Quand même il ne s’agirait pas d’une cliente honorable et qui donne du comptant, je vous dirais encore: Respect à son sexe!
– Je ne crois pas avoir besoin de leçon pour ce qui regarde les convenances, repartit M. Baruque avec fierté, et il y a beau temps que Mme veuve Samayoux connaît les sentiments que je nourris en sa faveur. Je voulais dire tout uniment ceci: Quand il y a rivalité d’amour entre deux hommes, qu’est-ce que c’est que leur reconnaissance? ce n’est rien, comme vous allez le voir.
– Ah! fit Mlle Colombe avec un grand soupir, les hommes! Celui qui m’a laissé une petite sœur sur les bras avait pourtant des mille et des cent!
– Maurice Pagès, poursuivit M. Baruque, possédait peut-être autrefois les qualités du cœur qui ont pu motiver l’intérêt que lui témoigne la patronne, mais rien n’arrête le débordement des passions. Quand il fut sorti de la conciergerie, il continua de se fréquenter avec la demoiselle Valentine de V…, qui est une pas grand-chose, quoique appartenant à la plus haute société.
«Il faut vous dire, et c’est à maman Léo que je parle, car tous les autres savent cela sur le bout du doigt, que le mariage de la demoiselle avec le juge était une chose arrêtée. On avait signé le contrat et publié les bans.
«En passant, une observation qui a ses conséquences. On voit un peu plus loin que le bout de son nez, c’est sûr. Je suis, moi, de ceux qui pensent qu’il y avait là un marché, et que ce mariage était le prix de la faiblesse du juge à l’endroit du Maurice pincé en flagrant.