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Pas n’était besoin d’être médecin pour suivre désormais les progrès rapides et sûrs de cette tranquille agonie. C’était une ombre ou plutôt une momie qui était là couchée sur le matelas austère, et la lueur des cierges, frappant obliquement le front du vieillard mourant, y mettait déjà des reflets cadavéreux.

Parfois la lutte de la dernière heure est cruelle, et l’âme, pour s’exhaler, livre un effrayant combat; mais ici n’était la tranquillité qui accompagne, selon la croyance commune, le suprême adieu du juste; il n’y avait point de douleur apparente; l’intelligence restait entière, et parfois un rayon se rallumait dans ces pauvres prunelles éteintes, quand le moribond promenait à la ronde son regard affectueux et doux.

D’une voix que l’attendrissement faisait tremblante, M. de Saint-Louis venait d’exprimer la pensée générale en disant:

– Notre vénérable ami n’est pas de ceux à qui on cache la vérité. Sa mort est belle comme sa vie: il s’en va en faisant des heureux.

Les autres amis du colonel, M. le baron de la Périère, le Dr Samuel et Portai-Girard semblaient abîmés dans un douloureux recueillement.

L’abbé Hureau tenait les deux mains de la marquise éplorée et lui disait pour la consoler:

– J’ai pu encore entendre sa voix, tout à l’heure, quand j’ai mis le crucifix sur sa poitrine; il m’a dit: «Après le mariage vous vous occuperez de moi.» Ah! celui-là est prêt, madame, ne le plaignez pas, enviez-le plutôt: il a déjà un pied dans le ciel!

Dans le mouvement qui se fit pour l’entrée de Valentine, les Habits Noirs se trouvèrent un instant groupés, et tous les regards interrogèrent avidement Samuel.

À cette question muette, le médecin répondit par un silence plus expressif que la parole et qui voulait dire énergiquement: «Tout est fini.»

Cependant il ajouta en piquant Portai du regard:

– On ne saurait prendre trop de précautions.

– Il faut toujours lever la couverture? demanda le docteur en droit, qui n’avait jamais semblé plus résolu.

– Oui, répliqua Samuel et la bien tenir.

La marquise, dont la pauvre figure était bouffie par les larmes, fit quelques pas à la rencontre de Valentine et de Maurice. Elle serra Valentine dans ses bras et tendit la main au jeune lieutenant, qui la saluait avec respect.

– Entrez, entrez, bonne dame, dit-elle à maman Léo, qui restait en arrière et dont les yeux allaient du lit à l’autel avec une véritable stupeur.

– Venez, ajouta la marquise en s’adressant au jeune couple, c’est grâce à lui que M. Maurice Pagès est libre, c’est grâce à lui que vous allez être heureux. Il veut vous voir, vous aurez partagé avec Dieu sa dernière pensée.

Valentine se laissa conduire. Il eût été difficile de définir l’expression de son visage plus pâle et en apparence plus froid que le marbre.

L’émotion arrivée à son paroxysme produit parfois cette morne rigidité des traits.

Maurice, lui, ne se défendait point contre la solennelle impression de cette scène.

Dans la chambre, un grand silence régnait.

Les yeux du colonel, fixes et sans rayons, ne changèrent pas la direction de leur regard à l’approche des deux fiancés. Son souffle était court, inégal, et rendait un sifflement clair.

– Voici nos enfants, dit la marquise à voix haute, par cet instinct qui nous fait élever le ton pour parler à ceux qui vont mourir et qui nous semblent déjà loin de nous.

La tête du colonel resta immobile, mais sa main fit un imperceptible mouvement d’appel.

La marquise se pencha aussitôt, mettant son oreille tout contre les lèvres du vieillard.

Quand elle se releva, elle dit dans un sanglot:

– Mettez-vous à genoux, il veut vous donner sa bénédiction.

Valentine sembla hésiter. Il y avait dans ses yeux de l’égarement et presque de l’horreur.

Maurice s’était agenouillé. Valentine fit enfin comme lui, mais ce ne fut pas le nom de Dieu qui passa entre ses lèvres murmurantes, d’où tombèrent ces mots: Mon frère! mon père!

La main du vieillard s’agita de nouveau faiblement, et la marquise balbutia parmi ses larmes:

– Hâtons-nous, il a peur de ne pas voir la fin.

Les Habits Noirs cachaient la fièvre de leur attente sous un maintien grave. Ils avaient tous la même pensée et se demandaient avec effroi si une pareille folie de perversité était possible.

À l’heure navrée où chacun tremble, sur le seuil même de l’inconnu, le grand comédien jouait-il le plus audacieux de tous ses rôles?

Certes, l’évidence était là pour répondre: Nul ne peut contrefaire la marque de la mort.

Et cependant ils avaient peur.

Ce fut Lecoq qui remplaça les fiancés et la marquise auprès de la couche d’agonie. Le colonel ne parut point s’en apercevoir.

Devant l’autel, M. de Saint-Louis disait au vicaire avec une majestueuse bonté:

– Ma dépêche est déjà partie pour la cour de Rome. J’ai tout pris sur moi en disant à Sa Sainteté que vous aviez dû accéder au vœu de votre souverain légitime. Quant à l’archevêché, j’irai moi-même dès demain rendre visite à Sa Grandeur.

Les assistants se rangèrent comme à l’église derrière les deux fiancés, qui avaient des chaises à prie-Dieu. À gauche de Valentine se tenait Mme la marquise d’Ornans, qui lui servait de mère; à droite de Maurice, M. de Saint-Louis prit place en faisant observer qu’il se regardait seulement comme le délégué de son vénérable ami, le colonel Bozzo.

M. le baron de la Périère était en quelque sorte maître des cérémonies et veillait à ce que tout se passât en bon ordre; il prit le siège voisin de la chaise de maman Léo et lui dit:

– Vous voyez, bonne dame, que nous avons enlevé l’affaire lestement.

L’état de fièvre où était maman Léo se traduisait par une impossibilité absolue de rester en place. Elle se levait, elle se rasseyait à contresens et poussait d’énormes soupirs dans son mouchoir à carreaux, baigné de sueur.

– Vous saurez, dit-elle à M. de la Périère, que la personne qui remplace le prisonnier à la Force est pour entrer dans ma famille, et que je m’y intéresse censément d’amitié. Il ne faudrait pas qu’il pourrisse trop longtemps là-dedans.

M. le baron lui promit son appui, mais nous devons avouer que son attention était ailleurs: il ne perdait pas un seul instant de vue le lit où le colonel était désormais immobile, ne donnant plus aucun signe de vie.

Portai-Girard et Samuel, placés au dernier rang, guettaient aussi leur proie, échangeant quelques paroles à voix basse.

En apparence, Valentine et Maurice étaient calmes et recueillis. Quand le prêtre leur adressa la question d’usage, chacun d’eux répondit oui avec une émotion profonde.

Puis ils restèrent un instant les mains unies et Valentine murmura:

– Mon mari! mon mari!

Elle n’eut que ce mot pour exprimer l’angoisse poignante et l’amour sans bornes qui se disputaient son cœur. Maurice lui répondit:

– Courage! désormais nous n’attendrons pas longtemps.

C’était la conviction de Valentine bien plus encore que celle de son fiancé. Elle jouait, on peut le dire, cette terrible partie en complète connaissance de cause, et plus on approchait du moment fatal, plus l’espoir qu’elle avait eu tant de peine à faire naître en son âme se voilait.