«La demoiselle avait dû dire quelque chose comme cela: Sauvez celui qui m’est cher et je serai votre femme.
«Ça n’est pas beau, et, en plus, ça a l’air bête. Ils sont si drôles, dans le beau monde! Voilà un endroit où il s’en passe de cruelles, qui ne viennent pas souvent à la cour d’assises, rapport à la richesse et à la faveur des fautifs.
«Ceux qui connaissent le dessous de leurs lambris dorés disent que ça fait frémir pour l’immoralité de toutes les turpitudes qu’ils contiennent!
«Et, quant à la bêtise, écoutez donc, depuis le commencement jusqu’à la fin, ce juge-là, malgré sa réputation de savant, s’est toujours conduit comme qui n’a pas inventé la poudre.
«Voilà donc qui est très bien: les préparatifs de la noce allaient leur train dans le bel hôtel des Champs-Elysées, chez une Mme d’O…, comme le marquent les feuilles publiques, qui cachent encore la fin de ce nom-là. S’il s’agissait de moi ou de Gondrequin-Militaire, on nous y coucherait en toutes lettres, c’est bien sûr.
«Mais voilà une assez cocasse de chose: le bel hôtel est situé tout contre la maison du numéro 6, où le premier meurtre avait eu lieu. Y a-t-il là-dedans un fait exprès? Cherche! Faudrait avoir du temps à soi comme un rentier pour deviner tant de rébus.
«L’important, c’est que, après l’ordonnance de non-lieu, Maurice Pagès avait loué un petit logement garni dans la rue d’Anjou-Saint-Honoré, sur le derrière, dans une situation bien commode pour faire tout ce qu’on veut, sans être gêné par les voisins.
«C’était là que Valentine de V… venait causer avec lui.
«La veille même du mariage, M. Remy d’Arx reçut une lettre de Maurice Pagès qui lui donnait son adresse, comme qui dirait un défi.
«Il se trouva qu’au moment où les amis et la famille étaient rassemblés à l’hôtel des Champs-Elysées pour l’exposition de la corbeille, comme ça se fait dans la noblesse, plus orgueilleuse qu’un troupeau de dindons, Mlle Valentine de V… manqua justement à l’appel.
«Remy d’Arx alla jusque dans sa chambre pour la chercher, et là une servante lui dit qu’elle était partie en voiture, toute pâle et toute défaite.
«Pour aller où?
«La fille de chambre se fit un petit peu prier, puis elle donna l’adresse du logement garni de la rue d’Anjou.
«Est-ce un guet-apens, oui ou non? Du reste, la servante a été en prison.
«Ce qui se passa dans le logement garni, dame! je n’y étais pas pour le voir, mais la justice fut avertie.
– Par qui? demanda ici Mme Samayoux, dont les yeux se relevèrent.
– Oui, par qui? répéta Échalot, qui, d’ordinaire, n’avait point la hardiesse de se mêler ainsi à l’entretien.
– Qu’est-ce que ça fait, par qui! répliqua M. Baruque.
Les yeux de la dompteuse se baissèrent, et au lieu d’insister elle dit:
– Allez toujours.
– C’est presque fini, vous le devinez bien. La justice trouva le juge d’instruction empoisonné comme un rat dans une cave où l’on a jeté des boulettes.
– C’est tout? demanda la veuve.
– C’est tout, et je crois que c’est assez comme ça. Il n’y avait pas à nier le flagrant, cette fois-ci, puisque le jeune homme et sa demoiselle étaient enfermés censément avec le cadavre.
Dans l’auditoire on se demandait:
– Qu’est-ce que la patronne veut donc de plus!
Et Similor ajouta entre haut et bas:
– Quand les femmes qui ont dépassé l’automne de l’existence en tiennent pour un jeune premier, ça fait frémir!
Échalot se glissa derrière les groupes et vint lui mettre la main sur l’épaule.
– Toi, Amédée, dit-il, tu vas te taire!
– Qu’est-ce que c’est?… commença fièrement le faraud en haillons.
– Tu vas te taire! répéta Échalot, qui ne se ressemblait plus à lui-même et dont l’humble regard avait pris une expression d’autorité. Le petit se mourait de besoin, c’est elle qui lui a remplacé la Providence. Tant pis pour toi si tu n’as pas de cœur: Un mot de plus et on s’aligne!
Similor haussa les épaules, mais il se tut.
En ce moment, Mme Samayoux disait, en se parlant à elle-même plutôt que pour poser une objection:
– Qu’un homme soit frappé, ça se comprend, mais pour empoisonner quelqu’un…
– Il faut qu’il boive! s’écria Gondrequin. Ra, fla, droite, alignement! Je n’en avais jamais tant su à l’égard de cette aventure; mais le bon sens le dit: pour empoisonner quelqu’un, faut que ce quelqu’un-là boive!
– Et le juge, dit Échalot, qui revenait de son expédition, n’était pas venu là pour se rafraîchir, peut-être!
Il y avait de la reconnaissance dans le regard mouillé que Mme Samayoux tourna vers lui.
Échalot recula sous ce regard et appuya sa main contre son cœur. Dans l’auditoire, quelques voix dirent:
– Le fait est que le juge et les deux amoureux n’étaient pas vis-à-vis les uns des autres dans la position où l’on se dit entre amis: «Voulez-vous prendre quelque chose?» C’est louche.
– Avec ça, s’écria M. Baruque, qu’un homme qui trouve sa fiancée dans une pareille situation n’est pas dans le cas de tomber évanoui les quatre fers en l’air, s’il a de la délicatesse!
– Ça, c’est vrai, fit Gondrequin, mais après?
– Après?… avec ça que quand ils sont deux autour d’un quelqu’un qui ne peut pas se défendre, c’est bien malin de lui ouvrir le bec et de lui entonner ce qu’on veut! Et d’ailleurs est-ce qu’il n’y a pas toujours des manigances qu’on ne comprend pas dans les causes célèbres? c’est ce qui en fait le charme, et sans ça il n’y aurait pas besoin d’audience.
– Parbleu! approuva-t-on à la ronde.
Gondrequin lui-même parut ébranlé par ce raisonnement si clair.
– Et à la fin des fins, acheva M. Baruque, j’ai été interrogé, j’ai répondu: Tout ça m’est bien égal à moi. Je ne m’occupe pas du comment ni du pourquoi, je dis: Pour être empoisonné, il faut boire, donc il a bu puisqu’il est mort empoisonné. Faut-il reprendre l’ouvrage?
Un instant la dompteuse fixa sur lui ses yeux où il y avait de l’égarement.
Puis, au lieu de répondre, elle appuya ses deux coudes sur la table et cacha sa tête entre ses mains.
VI La chevalerie d’Échalot
Nous n’avons jamais nourri l’espoir de reculer les frontières connues de la poésie en abordant le portrait de Mme veuve Samayoux, première dompteuse française et étrangère; mais nous n’avons pas eu non plus la crainte, en faisant ce portrait ressemblant, d’exclure toute poésie.
La poésie est partout, l’élément populaire en regorge, et on la retrouve encore, réduite, il est vrai, à sa plus humble expression, jusque dans les bas-fonds fréquentés par ces vivantes chinoiseries, qui ne sont plus le peuple et qui servent de bouffons au peuple.
Le peuple entretient des bouffons, en sa qualité de dernier roi. Il n’y a plus guère que lui pour mettre la main à la poche quand Triboulet et sa femelle se ruinent en frais de lazzi et de cabrioles.
Mais le fou du prince avait quelque chose de terrible en ses gaietés, et nous ne pouvons plus le voir qu’à travers la terrible ironie de Victor Hugo. C’était un esclave qui riait aux larmes et dont les larmes étaient rouges.