– Laissez vos papiers, vous êtes de bonnes gens, lorsque je les aurais examinés je vous ferai deux consultations, une pour vous, une pour l’enfant. Allez-vous-en, je suis ivre.
Il prit le cahier des mains d’Échalot qui le regardait avec un respect mêlé de compassion.
– Quand faudra-t-il revenir? demanda Amandine qui se leva bien plus lestement qu’on n’eût pu l’espérer de sa corpulence.
– Jamais, répondit Justin; je n’aime pas qu’on vienne ici. J’irai chez vous. Il faut que je voie la jeune personne, pour savoir si vos bonnes intentions à son égard lui feraient du bien ou du mal.
Il les poussa dehors.
En descendant l’escalier, Échalot et madame Canada échangèrent un coup d’œil dans lequel dominait la vénération superstitieuse à eux inspirée par ce philosophe en haillons.
Un fois remontés dans le fiacre, ils lâchèrent la bride à leur besoin de parler.
– Pour étonnant, c’est étonnant! dit madame Canada. Il vous commande comme si c’était un archevêque; mais il n’a pas dit grand, chose de bon, à prendre et à laisser.
– Il a dit…, commença Échalot.
– Ah! toi, s’écria la brave femme, tu as eu la parole tout le temps, c’est mon tour! À mon idée ce qu’il y a de plus drôle, c’est qu’il se met comme cela en ribote avec ce qui me tiendrait dans l’œil. Moi, j’aurais bu la moitié de sa bouteille sans rien perdre de ma dignité… et toi aussi, bibi, il faut te rendre cette justice, tu portes la voile aussi bien que moi. Mais enfin, nous n’en savons pas plus long qu’avant de sortir de chez nous.
– Si fait, répondit Échalot qui était tout triste, nous en savons plus long.
– Que donc savons-nous?
– Nous savons quelque chose que je n’aurais jamais deviné.
– Explique-toi, bibi, fit la bonne femme avec impatience.
– Nous savons, prononça lentement le paillasse, que nous ne sommes peut-être pas dignes d’être le père et la mère de notre belle chérie.
– Par exemple! se récria madame Canada qui devint rouge comme un pavot: pas dignes!
– Voilà, fit Échalot avec abattement, moi, ça ne me serait pas venu à l’idée.
Madame Canada resta un instant la bouche ouverte, comme si elle allait répliquer vertement, mais elle ne parla point.
Et de rouge qu’elle était sa joue devint toute pâle.
Quand ils arrivèrent à la baraque et que mademoiselle Saphir vint à eux, selon l’habitude, pour tendre son beau front à leurs baisers, ils la serrèrent sur leur cœur plus tendrement que les autres jours.
Puis ils se retirèrent dans la cabine où ils dormaient tous deux. Ils avaient les yeux pleins de larmes.
– Moi non plus, dit Mme Canada qui pressa la main d’Échalot, ça ne me serait pas venu à l’idée.
XV Le père Justin
Le père Justin, quand il fut seul, se mit à parcourir sa chambre d’un pas lent et mal assuré.
Il allait, les mains derrière le dos, revenant sans cesse à la petite fenêtre par où entrait un rayon de soleil et jetant au-dehors son regard vague.
De temps en temps, sa taille déjetée se redressait comme malgré lui, et il y avait alors dans sa pose je ne sais quoi de majestueux.
La misère a aussi son emphase, et le pinceau des maîtres drape parfois plus noblement les haillons que le velours.
Ainsi placé en face de la lumière, avec ses cheveux blancs mêlés et sa barbe grise, pleine de brins de paille, Justin prenait cette beauté que cherchent les peintres. Maintenant que nul regard ne pesait sur lui, son front avait un étrange reflet de pensées, et l’on comprenait mieux la défaite qui laissait cet homme terrassé tout au fond de son morne malheur.
Deux ou trois fois il prit, en passant, sa bouteille et l’approcha de ses lèvres sans boire.
En ces moments, il y avait sur son visage quelque chose du dégoût qui saisit le malade à la vue du médicament amer.
La dernière fois qu’il prit ainsi la bouteille, il dit en jetant autour de lui son regard découragé:
– Ce sont de bonnes gens… l’enfant aura un père et une mère. Il jeta la bouteille sur la paille au risque de la briser et murmura:
– Je déteste cela et je ne vis que de cela!
Il s’approcha brusquement du berceau, seul meuble de son misérable taudis.
– Je déteste cela aussi, reprit-il avec un mouvement soudain de fièvre, c’est le passé, c’est le reproche… je mourrai de cela!
Son pas s’était assuré, il fit un tour dans la chambre, la taille droite et le jarret tendu.
– Cerise! pensa-t-il tout haut; pourquoi ce nom? J’aimerais bien mieux devenir fou tout de suite.
Il prit le cahier laissé par Échalot, l’ouvrit et en parcourut les premières lignes.
– À quoi bon? continua-t-il en laissant retomber ses deux bras. Je sais leur histoire aussi bien qu’eux-mêmes. Ils ont raison, ces gens; avec l’argent qu’ils ont gagné loyalement et durement, ils ont le droit d’acheter le bonheur… L’enfant sera bien à eux puisqu’ils l’auront payée.
Il y avait dans ces dernières paroles une amertume railleuse, un besoin de frapper qui ne savait à quoi se prendre.
Justin laissa échapper le cahier d’Échalot dont les feuilles s’éparpillèrent sur la paille.
– Ils l’ont appelée Cerise, dit-il encore, comme ils l’auraient nommée Rosette ou Réséda. Ah! c’est dormir que je voudrais, dormir toujours!
Il revint au berceau et remua les pauvres petits débris qui le couvraient.
– J’avais une fille, pensa-t-il à haute voix, j’avais une femme… j’avais de quoi leur donner noblesse et fortune… et ma mère, qui me prenait tout cela, mourut à l’heure où je n’avais plus qu’elle pour me consoler! Voici quatorze ans que je vis pour oublier et que je me souviens toujours. Justine aurait seize ans… Mais c’est une chose bien singulière, s’interrompit-il, qu’on m’ait volé ce portrait! Entre misérables on ne se vole guère, et d’ailleurs le portrait n’avait point de valeur. Non! il y a des gens qui sont condamnés plus sévèrement que les autres! Moi, je n’avais plus rien qu’un portrait de femme avec un nuage dans les bras: l’image de mon cœur, ce portrait, le symbole de ma vie! J’aimais cette femme aussi ardemment que le premier jour, mille fois plus ardemment qu’au temps de notre bonheur… et le nuage, l’enfant que je ne connais pas, je l’aimais, pour sa mère surtout… entre sa mère et moi l’enfant est le suprême lien… un nuage, un nuage!
Il se couvrit le visage de ses mains et un sanglot souleva sa poitrine.
– Ils m’ont volé ce portrait, mon pauvre bonheur, mon dernier souvenir! Je ne la vois plus là, si belle que mon cœur se fondait à la regarder. Ils ne pourront pas effacer son image de ma mémoire, mais il y avait cela dans ma chambre, et maintenant, il n’y a plus rien. J’ai jeté l’héritage de ma mère au vent, sans rire, sans jouir et en grinçant des dents. Mais cela, je voulais le garder; c’était à moi, c’était moi, Dieu n’aurait pas dû me le prendre.
Il continuait de chercher machinalement parmi les jouets poudreux et les petites hardes qui couvraient le berceau, mais à la différence de Lily qui, en présence des mêmes reliques, était tout entière à l’enfant, c’était vers la mère que le cœur endolori de Justin s’élançait.