Выбрать главу

– Porte close, continua Médor, impossible d’entrer. J’y suis retourné trois fois et j’ai pensé que peut-être c’était cet homme-là qui avait reçu la lettre.

– Il faut entrer, pourtant! pensa tout haut Justin.

Le travail inusité de la réflexion fronça violemment ses sourcils.

– Viens! dit-il tout à coup.

Il sortit comme il était, pieds nus et la tête découverte.

Il descendit l’escalier, traversa le terrain et s’arrêta à la porte d’une masure un peu plus grande que les autres et distinguée par cette enseigne:

«Mme Barbe Mahaleur, propriétaire, bureau des locations».

– Attends-moi, dit-il à Médor. Et il entra.

Barbe Mahaleur, dite l’Amour-et-la-Chance, mère des chiffonniers, était assise dans son bureau devant un registre couvert d’écritures impossibles. À côté d’elle, il y avait une bouteille d’eau-de-vie et un verre à demi plein.

Mais l’alcool qui empoisonne les uns engraisse les autres. Barbe Mahaleur avait considérablement gagné en grosseur et n’avait rien perdu des teintes écarlates qui embellissaient autrefois son énorme visage.

– Viens-tu payer ton loyer? demanda-t-elle en reconnaissant Justin. Ça fait pitié de te voir mourir de la pépie, quand tu pourrais lever le coude ici du matin au soir… comme moi, tiens, ma chatte.

Elle lampa le restant de son verre avec ostentation.

– Et c’est de la bonne, ajouta-t-elle, en faisant claquer sa langue, qui fortifie l’estomac au lieu de creuser le monde comme la mauvaise marchandise que tu bois, squelette!

– Je viens vous dire, répondit le chiffonnier, que j’ai besoin de vingt louis.

La grosse femme bondit sur son fauteuil de paille.

– Vingt louis! répéta-t-elle, rien que ça! on te pilerait dans un mortier qu’on ne retirerait pas de toi vingt francs, ma poule.

– J’ai besoin de vingt louis, dit pour la seconde fois Justin, et je viens voir à vous les emprunter.

– Vois, vois, mon bonhomme, s’écria Barbe en riant de tout son cœur, tu verras longtemps.

– Vous m’avez souvent demandé, reprit Justin froidement, si je voulais tenir vos écritures.

– Certes, mais tu n’as pas voulu, et te voilà bien bas maintenant.

– Pour vingt louis, je tiendrai vos écritures pendant le temps que vous voudrez.

La grosse femme versa de l’eau-de-vie dans son verre.

– En ferais-tu un acte, ma vieille? demanda-t-elle.

– Oui, répondit Justin, je ferais un acte.

Il y eut un éclair de malice triomphante dans les petits yeux de Barbe Mahaleur.

Là-bas, dans ces fantastiques pays où l’on peut aller pour six sous en omnibus, mais qui sont plus éloignés de la civilisation que les savanes de l’Amérique, ils ont sur la valeur des contrats des idées toutes particulières et professent pour le papier timbré un superstitieux respect.

Pour eux, ce qui est signé est sacré. La signature, si follement appliquée qu’elle soit, est la garantie robuste, la vérité authentique, par opposition à la parole qui n’est généralement que mensonge.

– Assieds-toi là, mon mignon, dit Barbe en poussant du pied une chaise, et écris, je vais te dicter.

Justin s’assit.

– On n’est pas manchote, reprit Barbe, on sait dresser un sous-seing. Prends du timbre, là dans le tiroir à gauche, et ne fais pas de pâtés.

Elle dicta:

– Je soussigné, Justin…, tu as un autre nom mets-le…, je m’engage à servir madame Barbe Mahaleur, propriétaire, en qualité de commis aux écritures, et généralement pour tout faire, pendant l’espace de quatre années, aux appointements de six cents francs par an, sans nourriture ni droit au logement, et je déclare avoir reçu ce jourd’hui 19 août 1866, la totalité de mes appointements desdites quatre années, comptant, sans escompte.

– Escompte, dit Justin en achevant.

– Relis-moi ça, ma poule.

Justin relut.

– Veux-tu signer pour vingt louis? demanda Barbe Mahaleur. L’argent est cher et je ne te retiens que deux mille francs.

Elle riait. Justin signa.

– Est-ce bête, les philosophes! dit Barbe, enchantée de son marché. Après ça, c’est peut-être moi qui perds. Jamais tu ne dureras tout ce temps-là.

Elle prit dans sa caisse quatre cents francs qu’elle mit dans la main de Justin.

– Tu commences demain, six heures du matin, dit-elle.

– Non, répondit le chiffonnier, dans trois jours.

– C’est juste, fit-elle, il faut le temps de boire tes quatre ans. Dans trois jours soit, va-t’en.

Justin sortit.

Sur le seuil il retrouva Médor à qui il serra les deux mains en disant ces seuls mots:

– Nous entrerons.

XVII Le guet-apens

Le matin de ce jour, vers huit heures, mademoiselle Saphir, mise très simplement et même très modestement, selon son habitude, était agenouillée dans la chapelle de la Vierge à l’église Saint-Pierre-du-Gros-Caillou. Ses beaux cheveux blonds, coiffés en bandeaux, dissimulaient leur prodigue abondance sous un petit chapeau de taffetas noir, sans fleurs; elle avait une robe de mousseline de laine noire et un mantelet de la même étoffe.

Ceux qui parcourent aux heures matinales les rues du faubourg Saint-Germain y rencontrent beaucoup de jeunes filles et même de jeunes femmes vêtues avec cette simplicité, surtout autour des églises. C’est en quelque sorte l’uniforme de la messe.

Le soir, le tableau change, et vous rencontreriez ces mêmes charmantes chrysalides, débarrassées de leurs coques, pourvues de leurs ailes de papillons, dans ces corbeilles fleuries et doucement balancées que les nobles attelages emportent au bois.

Seulement, à défaut d’une mère, chaque jeune dévote du faubourg a sa duègne pour la conduire, tandis que mademoiselle Saphir n’avait personne.

Depuis un peu plus d’une semaine qu’elle venait ainsi tous les jours, accomplir ses devoirs religieux à Saint-Pierre-du-Gros-Caillou, les habitués de la paroisse la connaissaient déjà. On avait admiré la parfaite distinction de sa tenue, sa beauté incomparable et la convenance si digne de sa mise.

On s’étonnait de la voir mariée si jeune, car, là-bas, il n’y a pas d’autre explication à la solitude d’une jeune personne.

Et certes nul n’avait pensé, malgré la charité qui s’égare parfois dans le hardi pays des hypothèses, que cette jeune inconnue à l’air si admirablement décent pût avoir conquis son émancipation par des moyens excentriques.

On s’occupait d’elle beaucoup, et tout le monde confessait, ce qui est une note excellente, qu’elle ne semblait point s’occuper des autres.

Elle écoutait la messe pieusement, sans grimaces dévotes, mais sans distraction, et, la messe finie, elle se retirait à pied comme elle était venue.

On est curieux à la paroisse. Quelques bonnes âmes avaient peut-être essayé de savoir où demeurait cette charmante étrangère. Je crois bien qu’on l’avait suivie, mais ceux ou celles qui la suivaient, arrivés à la place de l’esplanade, l’avaient toujours perdue au milieu des baraques rassemblées là pour la fête.

Impossible de deviner où elle allait, à moins qu’elle n’eût son domicile dans une de ces maisons roulantes affectées aux saltimbanques, ce qui était, en vérité, complètement inadmissible.