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Il la serra dans ses bras, et ce fut elle qui tendit son front au premier baiser.

La lueur fugitive du réverbère voisin éclairait ses beaux yeux pleins d’amour et de fière pudeur.

– Il n’y a rien de certain, reprit-elle, sinon une seule circonstance, c’est que je ne suis pas née dans la maison de ceux qui m’ont tenu lieu de parents. J’essayerais en vain de rendre avec clarté ces impressions, confuses comme un brouillard; il me semble que je me souviens de m’être souvenue: c’est le reflet d’un reflet; je crois que ma pensée, sans cesse tournée vers cette brume, s’égare elle-même et prend l’imagination pour la mémoire. D’où venais-je! je l’ignore, mais je venais de quelque part dans Paris, j’en suis sûre. Je savais parler quand j’ai quitté ma mère, et la terreur indéfinissable qui reste encore en moi me dit que je fus enlevée par la violence. Le résultat de cette violence fut de me faire perdre la parole pour longtemps, et peut-être aussi la pensée. Je sens tout cela mieux que je ne l’exprime et pourtant je le sens très imparfaitement… La personne dont je vous parlais, qui m’a appris à lire, à écrire et le peu que je sais, était alors un saltimbanque qui avalait des sabres. J’ignore ce qu’il est maintenant. Je l’ai revu ces jours derniers et j’ai refusé de l’écouter, parce que ses paroles étaient de celles qu’on ne doit point entendre. Je ne pourrais donner aucune preuve à l’appui de ce que je vais vous dire, ma mémoire elle-même est vide à cet égard; je n’ai qu’un indice, c’est la frayeur indéfinissable qu’il m’inspirait à de certains moments. Cet homme a dû être mêlé au drame qui me sépara de ma mère, j’en ai la conviction; d’ailleurs il me parlait de ma mère, il est le seul qui m’ait parlé de ma mère en ce temps-là; il la plaçait dans un noble hôtel ou dans un château, et moi j’aurais juré que ses paroles se rapportaient aux fugitives impressions qui restaient en moi. Je n’ai pas toujours bien compris sa pensée, mais j’ai compris une fois, voici de cela plus de deux ans, qu’il voulait subjuguer ma jeunesse en la flétrissant, m’enchaîner à lui, me faire son esclave, et je l’ai chassé.

Malgré la nuit, on pouvait voir la pâleur qui était répandue sur le visage d’Hector.

– Et où est-il, ce misérable! prononça-t-il d’une voix étouffée.

– Il est à Paris, répondit Saphir. Je lui dois beaucoup; et cependant je ne saurais lui pardonner. Il est au monde la seule créature que je déteste.

– Malheur à lui! dit Hector.

Elle l’entraîna vers un banc de pierre et s’y assit en disant:

– Je suis bien lasse. J’ai la fièvre quand je parle de ces choses. Me comprendrez-vous, Hector, quand j’ajouterai que je n’ai aucun moyen de reconnaître ma mère, et que cependant je dois rester en France! À mes yeux, c’est un devoir sacré. Mon cœur me disait que vous viendriez, vous voyez bien qu’il ne m’a pas trompée. Mon cœur me dit aussi que je retrouverai ma mère.

Elle se tut. Hector restait pensif à ses côtés.

– Vous ne dites rien, murmura-t-elle. Puis changeant d’idée tout à coup:

– Moi, s’écria-t-elle, j’aurais un moyen de me faire reconnaître par ma mère, et c’est en songeant à cela, à cela qui prouve si bien la bonté de Dieu, que j’ai voulu un jour me rapprocher de Dieu. Je suis pieuse, Hector, parce que Dieu m’a marquée d’un signe visible qui me rendra tôt ou tard les baisers de ma mère.

Hector, depuis quelques instants, était en proie à une singulière agitation. Il se souvenait de l’entretien qu’il avait eu l’avant-veille dans cette solitaire avenue du bois de Boulogne avec Mme la duchesse de Chaves.

Les amoureux croient aux miracles; il était ému jusqu’à la fièvre; il pensait:

– Si c’était elle!

À son insu, ces mots vinrent jusqu’à ses lèvres.

– Que dites-vous? demanda Saphir avec reproche, vous ne m’écoutez plus.

Hector se laissa glisser à genoux et prit deux belles petites mains qui frémirent entre les siennes.

– Je ne sais pas si je suis fou, murmura-t-il, je vous aime tant, Marie, et il m’a été si doux, si consolant de causer de vous avec elle!

– Avec qui? demanda Saphir, qui essaya un mouvement pour retirer ses mains.

– Avec quelqu’un qui vous aime déjà, répondit le jeune comte, parce que je vous aime, avec ma seule amie, avec une femme si bonne, si belle…

– Si belle! répéta Saphir. Elle ajouta tout bas:

– Je la connais, je l’ai vue; c’est elle qui était dans la calèche. Vous suiviez à cheval; vous vous penchiez, souriant et heureux, à la portière.

– Route de Maintenon à Paris! s’écria Hector, c’est vrai… n’est-ce pas qu’elle est belle?

– Trop belle! répliqua Saphir d’une voix changée. Je ne vous ai pas encore dit de qui j’étais jalouse…

– Vous! jalouse d’elle!

– Dites-moi son nom.

– Madame la duchesse de Chaves.

– Ah! murmura la jeune fille, une duchesse! et vous songiez à elle auprès de moi!

– Je songeais à elle et c’était songer à vous, Marie, ma bien-aimée, Marie! De même que vous me dites aujourd’hui: je cherche ma mère, hier elle me disait: je cherche ma fille…

– Sa fille! s’écria Saphir; elle! si jeune!

– Sa fille qui aurait votre âge, sa fille qui fut enlevée, comme vous, à Paris, et à la même époque que vous.

La tête de Saphir tomba sur l’épaule d’Hector.

– Mon Dieu! murmura-t-elle. La duchesse de Chaves! ce nom n’éveille rien en moi… et pourtant, voyez comme mon cœur bat! S’il se pouvait que ma mère me fût rendue par vous! Si Dieu voulait… Ah! au secours!

Ces derniers mots furent un cri déchirant.

Elle avait vu une forme sombre qui se détachait de l’arbre voisin; une main s’était levée au-dessus de la tête d’Hector qui rendit un râle et tomba foudroyé.

Saphir ne put jeter qu’un cri.

Un bâillon fut noué par-derrière sur sa bouche.

Une voiture arrivait au galop par le quai Billy, du côté de l’esplanade.

Trois hommes, qui jusqu’alors avaient été cachés par les arbres, entouraient maintenant le banc au pied duquel Hector gisait sans mouvement.

La voiture s’arrêta juste en face des trois hommes. Deux d’entre eux soulevèrent Saphir, qui se débattait, et l’introduisirent dans la voiture dont ils refermèrent la portière.

Elle voulut s’élancer dehors; elle n’était pas seule dans la voiture, où deux robustes mains comprimèrent ses mouvements.

– Allez! dit-on sur le quai.

– Où ça? demanda le cocher.

– À l’hôtel, lui fut-il répondu avec impatience.

Le cocher ne savait rien sans doute, car il demanda encore:

– Quel hôtel?

– L’hôtel de Chaves, parbleu!

Saphir entendit ces derniers mots comme en un rêve. Au moment où la voiture s’ébranlait, elle cessa de se débattre et s’affaissa, évanouie.

XVIII Décadence d’une grande institution

Il y avait quelque chose d’extraordinaire, ce soir, dans le petit salon du café Massenet qui servait de lieu de réunion aux membres du Club des Bonnets de soie noire. Ces messieurs étaient venus assez tard; les garçons avaient pu remarquer chez eux de l’agitation et du souci; ils étaient pâles, inquiets; tout, jusqu’à leur costume, sentait le trouble, et il y eut au billard des mauvaises langues pour dire: