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– Ça va mal! on jurerait une volée de banqueroutiers qui va partir pour la Belgique.

La poésie et l’histoire ont consacré chèrement la gaieté de nos soldats aux heures qui précèdent la bataille. Tant qu’il y aura des maîtres pour tenir le pinceau, on éclairera des lueurs rougeâtres du bivouac le sommeil paisible de Napoléon, à la veille d’Austerlitz. Il y a des anecdotes légendaires sur la tranquillité un peu bourgeoise de Turenne, sur la splendide confiance de Condé et sur la soif héroïque de Vendôme. Henri IV seul fut accusé de coliques, dont il se guérissait à grand renfort de bons mots et d’estocades.

Nous sommes le peuple rieur, insouciant; notre vaillance est dans notre gaieté, et nos bandits eux-mêmes furent de tout temps d’excellents personnages de comédie.

Et pourtant, dit-on, un vent de tristesse passa sur nos camps vers les derniers jours de l’empire. La veille de Waterloo fut mélancolique.

Ces messieurs étaient là, mornes et de mauvaise humeur, autour de la table où brûlait le punch au kirsch. Les habitués du billard avaient raison: aucun d’eux ne portait son costume de tous les jours. Malgré la saison d’été, ils avaient tous un double vêtement, et leurs poches gonflées parlaient de déménagement.

– Il va faire un temps abominable, dit Comayrol d’un accent méridional baissé de plusieurs tons.

– Un temps affreux! répétèrent toutes les voix à la ronde avec des inflexions diverses et plaintives.

Le bon Jaffret ajouta:

– C’est à ne pas jeter un chien dehors.

Par le fait, l’orage que nous avons vu menacer tout à l’heure sur le quai commençait à se déchaîner; on entendait la pluie tomber à torrents, et le vent secouait les volets fermés de la fenêtre.

– Nous avons tous nos parapluies, dit le fils de Louis XVII, qui était le moins lugubre des assistants.

On lui jeta des regards de travers.

– Quand on n’a rien à perdre…, commença le bon Jaffret.

– Vayadious! interrompit Comayrol, ce n’est pas que je me plaigne du trop de foin qu’il y a dans mes bottes, mais on aime à connaître ses chefs, et ce marquis-là me déplaît!

– Messieurs, je l’ai vu à l’œuvre, dit le Dr Samuel dont la néfaste figure ne pouvait pas beaucoup s’assombrir. Ce garçon n’est pas le premier venu. Il a monté en ma présence une mécanique qui me semblait d’abord grossière et puérile, mais qui a réussi complètement. Cette fille dont je vous ai parlé, la fille à la cerise, est installée à l’hôtel de Chaves et madame la duchesse l’a bel et bien reconnue.

– Ça, c’est joli! dit Jaffret, qui eut malgré lui un sourire, on a beau être de l’opposition, il faut de la justice: c’est joli!

– Qui a les instructions? demanda Comayrol.

– Ce n’est pas moi, répondit Jaffret, et je ne suis pas trop fâché que monsieur le marquis ne m’ait pas honoré de sa confiance. Est-ce vous, docteur?

Samuel répondit négativement.

– Alors, nous en sommes au même point qu’hier au soir, dit Comayrol; ce ne sera peut-être pas encore pour cette nuit.

Un soulagement visible éclaira toutes les physionomies.

– Ah! mes pigeons, murmura Jaffret avec un soupir, où est notre ardeur d’autrefois?

– La tienne est dans ta caisse, bonhomme, répliqua l’ancien clerc de notaire.

Il ajouta:

– Je parie que le prudent Annibal a trouvé moyen de faire une petite absence.

– Tant pis pour lui! s’écria le fils de Louis XVII. Le Maître n’a pas l’air d’aimer la plaisanterie… Voyons, buvons un peu, que diable!

Il versa du punch dans les verres, mais personne, excepté lui, n’y toucha.

Comayrol se leva et alla ouvrir la double porte du corridor qu’il referma ensuite avec soin.

– J’ai déjà examiné les contrevents, dit-il en reprenant sa place, personne ne peut nous voir ni nous entendre, cette fois. Parlons à cœur ouvert. Nous nous sommes fait rouler, mes bons, rouler en grand, il n’y a pas à marchander. Nous avions une affaire magnifique, arrangée industriellement, le duc était à nous, comme le joueur est au croupier, et c’est tout au plus si nous risquions quelque petite brouille avec la police correctionnelle. Tout à coup, cet oiseau-là est tombé au milieu de nous par le tuyau de la cheminée, avec tout notre attirail du temps jadis: des couteaux, des fausses clefs: la misère! Nous n’avons plus vingt ans; il nous ramène tout droit à la cour d’assises. Moi, ça ne me va plus.

– Ça ne va à personne, fit observer le bon Jaffret.

– J’ai déjà vu quelque chose de pareil, continua l’ancien clerc de notaire, quand Marguerite de Bourgogne prit de force la maîtrise; mais Marguerite de Bourgogne était comtesse, comtesse de Clare [5], et nous avions vingt ans de moins.

– Vingt-cinq ans, rectifia le bon Jaffret.

– Où voulez-vous en venir? demanda Samuel, qui tournait ses pouces avec une apparence de tranquillité.

Comayrol baissa la voix pour dire:

– Si on lui brûlait la politesse?

– Ou la cervelle? traduisit le docteur. Qui se chargera de cela? Il y eut un silence pendant lequel on entendit marcher dans le corridor.

– On vient de la part de monsieur le marquis de Rosenthal, dit monsieur Massenet au travers de la porte.

– Faites entrer! s’écria Comayrol, reprenant son ton de joyeux vivant. Nous étions en train de boire à sa santé.

Similor, en grande livrée, passa le seuil. Il salua en maître à danser et marcha vers la table, le jarret tendu, les pieds en dehors. À la différence des convives, la bonne humeur fleurissait son teint. Il avait rajeuni de quatre lustres.

Il attendit le bruit que devait faire la seconde porte en se refermant à l’autre bout du corridor, et salua de nouveau de l’air le plus agréable.

– C’est pour avoir l’honneur de vous annoncer qu’il fait jour, dit-il, grand jour, plein soleil, quoi! et que le diable en va prendre les armes. Il m’est agréable de revoir des chefs à qui j’ai obéi dans le temps avec fidélité, et dont je suis devenu presque l’égal par le lien de parenté qui m’unit à mon fils, lequel m’a chargé de vous communiquer que c’est décidément pour cette nuit la danse.

– Nous sommes prêts à obéir au Maître, répondit le bon Jaffret.

– Vous, s’écria Similor avec admiration, vous n’avez pas vieilli d’une semelle: vous êtes aussi ratatiné qu’autrefois. Par exemple, le Louis XVII a été changé en nourrice et monsieur Comayrol n’a plus si bonne mine… Je boirais un verre de punch avec plaisir.

Samuel lui tendit son verre plein.

Similor le lampa d’un trait et prit dans sa poche un pli qu’il ouvrit.

– Ordre du Maître, dit-il en s’approchant de la lumière pour lire: «Nos amis doivent se tenir en permanence au lieu ordinaire de la réunion, et m’attendre fût-ce jusqu’au jour…»

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[5] Voir Les Habits Noirs, premier tome de la série.