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– Autre chose, poursuivit Saladin. L’ancien Maître Annibal Gioja est en ce moment même à l’hôtel de Chaves où il a introduit une jeune fille que je lui avais ordonné de respecter. Ce n’est pas à vous, messieurs, que j’ai à rappeler les lois de notre institution. Vous allez, s’il vous plaît, décider à l’instant même du sort d’Annibal Gioja. Suivant mon opinion c’est le cas de couper la branche.

Cette expression, que nous avons déjà employée et qui a son explication dramatique dans un autre récit [6], faisait partie du vocabulaire secret des anciens Habits Noirs ou Frères de la Merci.

C’était un peu, et dans une acception plus terrible, ce que les boursiers appellent «exécuter» un homme.

Il n’y eut qu’une seule voix pour prendre la défense du malheureux Napolitain. Comayrol prononça quelques paroles timides en sa faveur.

– Je n’ai ni haine ni colère contre Annibal Gioja, répondit Saladin. Il n’a fait que son métier en vendant cette fille. Mais en faisant son métier, il nous a nui; cela suffit pour qu’il doive être châtié.

– Maître, demanda Jaffret, puis-je faire une observation?

Saladin répondit par un signe de tête affirmatif.

– Annibal est un fin matois, dit le bonhomme, et il connaît aussi bien que nous. Les oreilles doivent lui tinter, en ce moment, comme s’il entendait ce que vous venez de nous dire.

– Vous craignez qu’il trahisse après avoir désobéi? demanda Saladin.

– Je crains que ce soit chose faite. La police est peut-être déjà à l’hôtel de Chaves.

Samuel, Comayrol et le Prince lui-même semblaient fort ébranlés par cette opinion.

– Mes frères, répondit Saladin, il se jouera plus d’un drame, cette nuit, à l’hôtel de Chaves; vous ne savez pas encore ce que je vaux. Monsieur le duc sera fort occupé, et l’on n’entendra guère au premier étage nos travailleurs du rez-de-chaussée. Quant au vicomte Annibal, il n’est pas homme à casser les vitres sans nécessité. Je l’ai vu aujourd’hui même et comme, par des motifs qui me regardent, j’avais complètement changé d’avis au sujet de la jeune fille dont il s’occupe, je lui ai donné à peu près carte blanche. En le jugeant d’après son caractère, il aura voulu gagner deux fois: d’abord le prix de l’enlèvement, ensuite sa part dans l’opération.

– Mais, dit Comayrol, si vous lui avez donné carte blanche, il n’a pas désobéi.

– Nous, de notre côté, poursuivit Saladin sans répondre, nous suivons l’antique usage de notre association. Pour tout crime, il faut un coupable. Annibal est tout rendu sur le théâtre du crime: je veux qu’il soit le coupable.

– Il parlera, s’écrièrent deux ou trois voix. Saladin repartit lentement:

– Il ne parlera pas!

À ces derniers mots, il se leva après avoir consulté sa montre.

– Messieurs, dit-il, vous êtes armés, je suppose?

Ils l’étaient, les malheureux, surabondamment. Ce qui gonflait leurs poches, c’étaient des armes, de toutes sortes: pistolets, casse-tête et couteaux. Ils avaient des épées dans les manches de leurs parapluies.

Jamais si mauvais soldats n’avaient porté à la fois plus d’engins de destruction.

Quand Saladin donna le signal du départ, chacun d’eux mit en ordre son arsenal. C’était à faire frémir. Dans les doublures du seul Jaffret, ce bon, ce pacifique propriétaire, on eût trouvé de quoi défendre une barricade.

Ils suivirent Saladin, leur général, et traversèrent la grande salle du café Massenet où il n’y avait plus personne. Les garçons avaient retardé la fermeture de l’établissement par respect pour eux.

– Nous avons fait une petite débauche, dit Jaffret en passant; nous dormirons demain la grasse matinée.

Ils sortirent faisant la tortue avec leurs parapluies, j’allais dire leurs boucliers, pour gagner deux fiacres qui les attendaient au-dehors.

Monsieur Massenet, qui les regardait monter en voiture, fit cette observation:

– Je ne sais pas s’ils se sont bien amusés ce soir, les braves messieurs, mais ils s’en vont comme des chiens qu’on fouette.

Vers deux heures du matin la pluie tombait par douches et le vent secouait les grands ormes des Champs-Elysées.

Certes, dans l’opinion des sergents de ville chargés de faire patrouille et qui avaient cherché un abri je ne sais où, pas une créature humaine ne devait être égarée sous ce déluge dans toute l’étendue de l’immense promenade.

Deux fiacres venaient au petit trot, en longeant le Garde-Meuble, conduits par des cochers que le poids de leurs carricks inondés écrasait.

Soit par suite de l’orage, soit que la main de l’homme y fût pour quelque chose, les deux becs de gaz qui étaient à droite et à gauche du jardin de l’hôtel de Chaves ne brûlaient plus. Il y avait là un espace d’une cinquantaine de pas qui semblait noir comme un four.

Au milieu de cet espace sombre et juste en face de la grille, une allumette chimique cria, puis flamba.

Ce fut tout. Personne ne se montra dans le jardin, au-delà duquel on voyait briller plusieurs fenêtres de l’hôtel, malgré l’heure avancée.

Une seconde tentative du même genre eut le même résultat.

C’était Similor en personne qui donnait ainsi le signal convenu, en protégeant l’allumette sous l’abri de son chapeau.

– La demoiselle aura eu peur de s’enrhumer, grommela-t-il. C’est pourtant une jolie nuit pour travailler!

Un œil habitué à l’obscurité aurait pu voir que Similor n’était pas seul. Autour des arbres voisins, il y avait des ombres qui se mouvaient, et un homme, courbé sous la pluie, marchait à pas de loup le long de la grille.

Du bout de l’avenue qui ouvre sur la place de la Concorde les deux fiacres venaient.

L’homme qui marchait le long de la grille s’arrêta en poussant une exclamation d’étonnement.

– La porte est grande ouverte! murmura-t-il.

– Bah! dit Similor. Entrez voir, Marchef, mais pas d’imprudence! Coyatier entra dans le jardin tout noir, et disparut au bout de quelques pas.

Les deux fiacres arrivaient. Similor alla vers la portière du premier et raconta ce qui venait de se passer.

– Il y a une heure que nous sommes ici, dit-il, et de cinq minutes en cinq minutes, j’ai donné le signal. Rien n’a bougé.

En ce moment, Coyatier revenait de son excursion. Il dit:

– La porte de la maison est grande ouverte aussi.

– Que faire? demanda Similor.

La portière du premier fiacre s’ouvrit, et Saladin sauta dans l’eau qui baignait l’allée.

– Venez, messieurs, ordonna-t-il à ceux qui restaient dans les voitures.

L’instant d’après, sous un toit formé par six parapluies, les membres du Club des Bonnets de soie noire délibéraient.

Les avis étaient partagés ainsi dans ce conclave: Comayrol, le bon Jaffret, le Dr Samuel et le Prince lui-même opinaient pour qu’on s’en allât.

Mais Saladin, seul de son bord, leur ordonna de rester, et ils restèrent.

XIX Aventures de nuit

Nous avons laissé mademoiselle Guite-à-tout-faire dormant paisiblement auprès de la duchesse évanouie. Mademoiselle Guite ronfla longtemps de tout son cœur. Quand elle eut cuvé sa nuit d’Asnières et son déjeuner de Bois-Colombes, elle s’éveilla dans un très joli boudoir qui était la dernière pièce du pavillon, en retour sur le jardin.

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[6] Voir Les Habits Noirs, premier tome de la série.