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Ce furent encore des baisers.

Puis Saphir s’assit et la duchesse, agenouillée devant elle, commença d’une main qui tremblait à détacher les agrafes de la robe.

Elle n’acheva pas ce travail charmant, parce que Saphir lui saisit les deux mains en poussant un cri d’épouvante.

La duchesse se leva, effrayée à son tour, et regarda en arrière, suivant le doigt tendu de Saphir qui montrait la baie drapée de portières par où elle était entrée.

Il y avait là deux noirs visages éclairés par des yeux blancs qui semblaient étinceler.

– Que faites-vous là? balbutia la duchesse, bégayant de colère en même temps que de frayeur.

Entre les deux faces d’ébène de Saturne et de Jupiter, une troisième figure se montrait: celle-ci plus haute et d’un bronze rougeâtre.

Monsieur le duc de Chaves était ivre, mais non point tant qu’il avait coutume de l’être en rentrant à ces heures de nuit. Il n’avait perdu que la raison; l’aplomb et la force du corps restaient: on était venu l’interrompre avant la fin de son orgie quotidienne.

– Cette belle enfant est à moi, dit-il, parlant le français aussi péniblement que jadis, pourquoi m’a-t-on forcé de la venir chercher jusqu’ici?

– C’est ma fille, répondit madame de Chaves d’une voix que l’angoisse étranglait dans sa gorge.

Le duc se prit à rire et fit un geste; les deux noirs s’ébranlèrent.

– Vous mentez, dit-il, votre fille est dans le pavillon.

– C’est ma fille! répéta madame de Chaves qui fit un pas à la rencontre des deux Noirs.

Ceux-ci reculèrent, interdits.

Monsieur le duc avait une cravache qui siffla deux fois, le sang jaillit de l’épaule gauche de Saturne et de l’épaule droite de Jupiter.

– Combien donc avez-vous de filles? demanda-t-il brutalement, en verrons-nous une chaque semaine? Diabo me cogo! moi qui perds toujours, j’ai eu du bonheur ce soir! Celle-ci est achetée et payée.

Son rire énervé continuait. Il plongea ses deux mains dans ses poches et des poignées d’or roulèrent en s’éparpillant sur le tapis.

– Voyez plutôt! ajouta-t-il, je la paierai deux fois si l’on veut. Puis, s’adressant aux Noirs:

– Apporte! Pe de cabra!

La cravache siffla de nouveau.

Les deux nègres se précipitèrent et, malgré les efforts désespérés de madame de Chaves, ils s’emparèrent de Saphir qui restait pétrifiée par l’horreur.

– Allez! ordonna le duc.

Les deux Noirs enlevèrent Saphir et il s’apprêta à les suivre.

– C’est ma fille! c’est ma fille! c’est ma fille! cria la malheureuse femme avec démence en s’accrochant à ses vêtements.

Il se débarrassa d’elle d’un geste violent et ne se détourna même pas pour la voir tomber évanouie.

Nous avons entendu rentrer monsieur le duc, au moment où Annibal Gioja et ses compagnons prenaient l’escalier de service pour gagner, par le jardin, les bureaux de la Compagnie brésilienne.

Monsieur le duc avait reçu le message d’Annibal au beau milieu d’une veine inusitée qui amoncelait devant lui des tas d’or.

Il n’avait pas même hésité, tant sa fantaisie était grande.

En arrivant il s’était fort étonné de ne trouver ni Annibal ni la danseuse de corde.

Saturne et Jupiter, effrayés par la colère terrible qui lui montait au cerveau, s’étaient mis à chercher. Saphir avait laissé entrouverte la porte des appartements de la duchesse, et les deux Noirs, guidés par le bruit des voix, n’eurent pas de peine à retrouver sa piste.

Le lecteur sait le reste.

Au milieu de la chambre de monsieur le duc, il y avait sur la table une bouteille de rhum débouchée et un verre à demi plein.

Saphir fut déposée sur le lit où déjà une fois on l’avait étendue.

Les deux Noirs, remerciés par un dernier coup de cravache, furent mis dehors, et le duc poussa la porte sur eux, après quoi, il vint vider son verre de rhum.

Il avait toujours ce rire hébété des gens ivres. En allant de la table au lit, il grommela quelques mots portugais, entremêlés de jurons.

Puis il se planta devant Saphir qui le regardait avec ses grands yeux épouvantés, et se dit à lui-même:

– Raios! Annibal avait raison, voici une belle créature!

Et, sans autre préambule, ses deux bras voulurent enlacer la taille de Saphir.

Mais à quelque chose malheur est bon, dit le proverbe, et les dures traverses de l’adolescence de Justine l’avaient faite du moins forte comme un homme.

C’était un de ces grands lits carrés qui n’ont pas de ruelle. Saphir raidit sa taille souple et, se débarrassant de l’étreinte du sauvage, elle le repoussa pour sauter d’un bond de l’autre côté du lit.

Le duc n’en rit que plus fort.

– Apre! dit-il, j’aime cela; elles sont ainsi dans mon pays, les macacas de Diabo! Ah! ah! il va falloir se battre, battons-nous, ma belle, je ne déteste pas les griffes de panthères ni les dents de tigresses.

Il se versa un verre de rhum, et l’avala d’un trait, puis il fit le tour du lit.

De ce côté, Justine n’avait pas d’issue. Elle essaya de bondir une seconde fois par-dessus la couverture, et ce lui était chose aisée, mais monsieur de Chaves la ressaisit par sa robe qui craqua sans se déchirer. Seulement les dernières agrafes de son corsage, arrachées toutes à la fois, découvrirent son fichu, tandis que ses cheveux dénoués inondaient ses épaules.

Elle tomba sur le lit dans une pose qui la faisait splendide à voir.

Le duc poussa un râle de faune.

– Sur mon salut éternel, dit Justine dont les deux mains étaient déjà prisonnières, je suis la fille de votre femme!

– Tu mens, répondit le duc en poursuivant sa victoire, c’est l’autre qui a le signe. Ah! ah! bestiaga! l’autre n’est pas si méchante que toi.

Justine parvint à dégager une de ses mains et d’un geste désespéré, elle arracha elle-même le fichu, dernier voile qui défendît sa poitrine.

Le duc recula; il ne pouvait plus douter, mais ses yeux avides s’injectèrent de sang et un rauquement gronda dans sa gorge.

– Burra! dit-il, que me fait cela? tu es trop belle!

Ce qui aurait dû arrêter sa brutale passion l’exalta jusqu’au délire. Il se rua sur la jeune fille et, dans la lutte horrible qui suivit, tous deux franchirent la largeur du lit pour retomber de l’autre côté.

Là, Justine resta sans mouvement et la bête fauve victorieuse gronda:

– Os raios m’escartejâo! je suis le maître!

Mais à ce cri de barbare triomphe une voix froide et tranchante comme l’acier répondit:

– Relevez-vous, monsieur le duc, je ne voudrais pas vous tuer à terre.

Monsieur de Chaves crut d’abord avoir mal entendu. Il redressa la tête sans se retourner. Mais la voix répéta d’un accent plus impérieux.

– Monsieur le duc, relevez-vous!

Il se retourna enfin et vit sur le seuil un homme qu’il ne connaissait pas. C’était un personnage de haute taille, maigre et vêtu de noir de la tête aux pieds. Il avait un grand visage pâle avec des yeux fiers mais mornes et voilés par une sorte de brume. Sa barbe était grise, ses cheveux étaient blancs.