Et, en vérité, imaginez-vous les recettes que pourrait faire un amour comme Petite-Reine, si elle savait danser sur la corde moitié si bien seulement que mademoiselle Freluche?
Cent francs! La direction du Théâtre Français et Hydraulique aurait donné cent francs pour réaliser ce rêve. C’est beaucoup d’argent. Proportions gardées, le Théâtre-Italien ne paye pas plus cher Adelina Patti.
Mais, Seigneur Dieu! vous figurez-vous aussi Petite-Reine, le bijou qui toujours avait dormi dans son ouate parfumée, vous la figurez-vous s’éveillant au milieu de ce peuple? La voyez-vous au fond de cette misère assombrie par le vice? entre Cologne, le géant, et Atlas, le bossu?
Il faut les battre, vous n’ignorez pas cela, les enfants à qui on enseigne la danse sur la corde.
Oh! certes, de pareilles pensées ne viennent point aux mères amoureuses. Ce serait folie que de nourrir des craintes si horribles.
Parfois, quand on aime passionnément, l’âme est prise tout à coup d’une terreur vague, et les yeux de la Gloriette se mouillaient bien souvent à regarder son trésor. Elle redoutait la misère, une maladie, peut-être, tout ce qui effraie les mères, mais cette honte extravagante, ce malheur invraisemblable, sa fille volée, sa fille battue, pâlie, changée par les larmes et dansant sur la corde comme la petite du pont d’Austerlitz, oh! certes, certes, la Gloriette n’y avait songé jamais!
Il y a un tableau de sir Thomas Lawrence, peintre de Sa Très Gracieuse Majesté George III, qui représente l’honorable lady Hamilton de Hamilton place en train de tremper des mouillettes dans une tasse de chocolat.
L’honorable lady peut être âgée de trois ans. Sa petite figure fière, d’un blanc rose et transparent, s’inonde de plus de cheveux perlés, qu’il n’en faudrait pour coiffer l’illustre tête de Louis XIV. Elle est jolie cette poupée-duchesse, comme tout le talent de Lawrence dont le pinceau aurait peuplé un paradis d’anges anglais; mais elle ne sourit pas ou plutôt elle sourit à l’anglaise.
Petite-Reine souriait comme à Paris; à la voir, Thomas Lawrence eût brisé ses pinceaux, aujourd’hui surtout que ce gai soleil des derniers jours d’avril envoyait des reflets nacrés à ses joues.
Quand elle eut bien déjeuné, sa mère la mit à genoux, sa mère, dévote à force de tendresse. Petite-Reine joignit ses douces mains et dit, sans s’arrêter ni se tromper, cette belle prière dont j’ai parlé, qui avait deux lignes, ni plus ni moins:
«Mon Dieu, je vous donne mon cœur. Bonne Vierge, mère de Dieu, je vous aime bien, rendez-moi mon petit père.»
En bas madame Hureau, la laitière, faisait son commerce sous la porte et racontait aux voisins le réveil du petit ange.
– C’est trop joli, quoi, disait-elle, la fille et la mère, ça fait peur!
À trente pas de là, au milieu des décombres d’une maison démolie, une femme, pauvrement habillée, et coiffée d’un béguin à voile bleu, vint s’asseoir sur une pièce de bois. La laitière la montra aux voisines en disant:
– Depuis ce matin, voilà deux fois qu’elle vient rôder, c’te paroissienne-là. Elle regarde la maison. Une drôle de touche, pas vrai? ça doit s’avoir échappé de la Salpêtrière. Je parie qu’on ne lui donne pas quinze cents livres de rentes à chaque fois qu’elle éternue!
Saladin, grimé et costumé en vieille femme, faisait pourtant de son mieux pour prendre une tournure décente sous son déguisement. Il regardait en effet la maison, il avait déjà reconnu la jolie petite dame de la veille à la fenêtre du troisième étage.
Il attendait. L’affaire marchait.
VI La cerise
Après la prière, ce fut la toilette. Petite-Reine aurait mieux aimé jouer avec les belles branches de lilas, mais déjà, sur le pied du lit, toutes les diverses pièces de son costume mignon étaient rangées.
– Mère, pourquoi m’habiller de si bonne heure?
Elle parlait comme une femme et la Gloriette lui expliquait tout.
– Parce que, chérie, tu vas aller toute la journée au Jardin des Plantes.
– Avec toi? quel bonheur!
– Non, avec madame Noblet qui mène les enfants.
Ici, une moue. Lily sourit. Les mères aiment tant qu’on les regrette.
Lily mit les pieds de l’enfant dans une large cuvette et commença les ablutions à grande eau.
– Et toi, dit Petite-Reine, tu vas rester ici?
– Moi, je vais aller reporter de l’ouvrage. Et nous aurons de l’argent. Et je te mènerai où tu sais bien, faire faire ton portrait pour l’envoyer à petit père.
On y avait été déjà une fois, chez le photographe, mais Petite-Reine, trop enfant, avait bougé. Et dans l’épreuve, c’était un nuage que la Gloriette tenait entre ses bras.
Seulement, on n’avait pas jeté l’épreuve parce que, je ne sais comment, le nuage souriait.
Petite-Reine demanda:
– Y aura-t-il ma cerise sur le portrait?
Elle fut embrassée, toute mouillée qu’elle était, et la jeune mère répondit:
– Je voudrais bien, mais je n’oserais pas.
– Puisque tu dis que petit père riait toujours en regardant ma cerise!
Lily passa son mouchoir sur ses yeux pour essuyer l’eau du baiser et peut-être une larme. Il y a des mots qui font revivre tout un bonheur passé.
Nous sommes dans les enfantillages jusqu’au cou avec cette Gloriette et Petite-Reine. Un de plus, un de moins, le lecteur nous pardonnera.
Petite-Reine avait une cerise, mais si bien faite! une cerise rouge, brillante, avec un peu de jaune d’or au milieu, comme si elle eût pendu encore à l’arbre sous un rayon de soleil.
C’était un fruit de ce travail bizarre et mystérieux que la nature accomplit en se jouant chez celles qui vont être mères. Elles ont des désirs fougueux, impossibles parfois et l’enfant vient, portant quelque part le témoignage du caprice qui ne fut pas satisfait. Il arrive ainsi que la postérité de madame Canada puisse apporter en naissant une goutte de café sous l’œil ou un bon verre de vin bleu répandu sur la moitié du visage. C’est hideux.
Et c’est charmant quand, au lieu des brutales fantaisies de la misère, la jeune femme a souhaité ce que rêvent les heureuses: des fleurs, par exemple.
Dumas fils, qui écrivit ce beau livre: La Dame aux camélias, trouverait dans telle noble demeure du faubourg Saint-Germain le titre d’un autre livre aussi gracieux, mais plus chaste.
La dame aux roses ne se coiffe point comme les autres marquises; elle laisse tomber ses cheveux noirs en larges boucles sur ses épaules. Assurément, il n’y eut jamais que la main d’un époux ou le souffle du vent pour soulever ce riche voile et découvrir les deux roses pâles, divin pastel qu’une envie de sa mère estompa sur le vélin de sa nuque.
J’ai dit le mot, ce sont des envies.
Et Lily, la sauvage, avait eu tout bonnement envie de cerises.
Au temps où Justin, bel étudiant, était fou de Lily et de sa petite, il jouait des heures entières auprès du berceau et c’étaient de longues joies quand on découvrait la cerise.