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Seulement la cerise ne pouvait pas être sur le portrait. Le hasard l’avait placée en un lieu qui se voile: entre l’épaule droite et le sein, tout près de l’aisselle.

Avant de passer une petite chemise plus blanche que la neige, Lily baisa la cerise avec un gros soupir.

– Tu dis toujours que père nous aime, reprit Justine, pourquoi a-t-il besoin d’un portrait pour venir nous voir?

– Il ne fait pas ce qu’il veut, répliqua Lily. Donne tes jambes.

C’était pour le pantalon festonné qui tombait sur les bas blancs, rayés d’azur. Puis vinrent les bottines, une paire de joyaux.

– Père est donc malheureux? demanda encore la fillette.

– Oui, puisqu’il est loin de toi… Au corset!

C’était Lily qui avait fait le corset, calculé pour ne point gêner cette chère et frêle taille; c’était Lily qui avait brodé le fichu et la collerette.

– Il faut l’aimer, bien l’aimer, le pauvre père!

– Pas tant que toi, maman?

– Si, autant que moi… passe tes manches.

Elle pensait, la pauvre Gloriette:

– S’il la voyait, mon Dieu!

Et c’était vrai, il eût suffi d’un regard jeté sur cette adorable enfant pour ramener le plus indifférent des pères.

Et Justin autrefois avait si bon cœur!

La robe fut agrafée: une étoffe bien simple, mais choisie avec un goût! et qui vous avait une tournure sur le jupon bouffant! Puis le petit manteau, évasé comme une cape espagnole, puis la toque d’où les cheveux ruisselants s’échappaient.

Un instant la Gloriette resta en extase. Elle n’avait jamais vu Petite-Reine si jolie.

Petite-Reine elle-même, bien qu’il n’y eût point de glace dans la chambrette, avait conscience de sa parure. Elle se tenait droite; on devinait en elle une vague tentation d’être raide.

Mais les lilas de la laitière étaient encore épars sur le berceau. Après avoir hésité pendant la moitié d’une minute, Petite-Reine fut vaincue, et, prenant son élan franchement, elle se roula parmi les fleurs.

En ce moment, un bruit monta de la rue, un bruit plaintif de clochette.

– Mère Noblet! s’écria Lily. Nous sommes donc en retard!

Il y avait eu une montre et même une pendule, mais c’était de l’histoire.

Lily s’élança vers la croisée, d’où elle vit, sur la place Mazas, une bonne femme coiffée d’un large chapeau de paille, couleur tabac, qui conduisait un troupeau de petits enfants, diversement habillés.

C’était madame Noblet, dite la Promeneuse et aussi la Bergère.

En marchant, elle agitait une clochette, comme celle qui pend au cou des moutons, et les mères sortaient des maisons, à ce signal connu, pour lui amener leurs enfants.

– Attendez-moi, mère Noblet, dit Lily par la fenêtre, nous descendons tout de suite.

La Bergère souleva son grand chapeau pour regarder en l’air et fit un signe de tête caressant.

– À votre aise, madame Lily, répondit-elle. Les petits vont s’amuser un peu dans les terrains.

Le troupeau se précipita aussitôt vers un chantier ouvert où s’amassaient des matériaux et où restaient quelques arbres poudreux qui attendaient la hache. On caquetait, on riait, on se disait: «Nous allons avoir Petite-Reine!»

Et la Bergère suivait gravement, tricotant un bas de laine.

Saladin, derrière son voile bleu, attaché au béguin d’apparence monastique, lorgnait tout cela. Les choses se présentaient mieux encore qu’il n’eût osé l’espérer. La Bergère avait l’air d’une momie, sous son vaste abat-jour; le troupeau était nombreux; il ne s’agissait que d’un peu d’adresse.

– J’en ai avalé d’une autre longueur, des sabres! se dit Saladin. Si on avait le placement de la marchandise, j’emporterais la moitié de ce petit monde-là dans ma poche.

Ne perdez jamais aucune parole de ce Saladin qui devait être, avec le temps, un homme considérable. Sous sa chétive enveloppe, il possédait déjà ce grand esprit d’entreprise qui est un don de Dieu. En province, il avait volé à l’américaine avec succès. Le choix du vol à l’américaine indique une intelligence à la fois hardie et pratique. Tout le monde ne peut avoir une boutique de changeur sur le boulevard.

Il y avait même, dans le talent précoce de notre jeune Saladin comme avaleur de sabres, une promesse morale et une garantie. Je ne sais pas si les populations seront de mon avis: pour moi il y a quelque chose de chevaleresque dans le travail de ces mangeurs de fer. Personne plus que moi ne respecte l’armée, cette vaillante gloire de la France. Mais l’imagination est une folle et je me suis laissé parfois bercer par cette pensée pacifique: un Saladin dévorant, quelque beau jour, tous les sabres de l’univers.

On garderait, bien entendu, les panaches et les épaulettes qui ne font de mal à personne pour embellir les fêtes publiques.

Nous ferons, une fois ou l’autre, la biographie de Saladin, dont l’enfance avait été un poème.

Dès à présent, veuillez remarquer en lui, outre l’initiative, la décision et le courage à la besogne, cette tendance heureuse à généraliser les opérations. S’il avait eu le placement de la marchandise, il eût détourné la moitié de la clientèle de madame Noblet.

C’est, à l’état élémentaire, le dialogue sublime de la production et du débouché.

Évidemment, cet adolescent, dont l’éducation avait été négligée et qui n’avait même pas été employé dans le commerce, possédait en lui le germe des grandes combinaisons industrielles.

Il quitta sa pièce de bois où on aurait pu le remarquer et tourna l’angle du boulevard Mazas.

Un seul détail contrariait dans ce qu’il avait vu: c’était la présence d’un gros garçon portant l’uniforme du gamin de Paris, plus un tablier de bonne d’enfant. Ce joufflu semblait innocent mais très robuste. Il avait au bras un immense panier et faisait manifestement partie du troupeau de la Bergère en qualité de chien.

Il n’est pas hors de propos de constater ici que madame Noblet avait une administration fort bien montée, et méritant à tous égards la confiance des familles. Outre le joufflu, qu’on appelait familièrement Médor, elle employait une sous-bergère, bossue et puissamment laide, qui n’offrait aucun danger au point de vue de messieurs les militaires.

La Gloriette fut juste trois minutes à faire sa toilette. Au bout de ce temps, Saladin, qui allait à pas tremblants, courbé en deux comme une pauvre vieille, la vit sortir de la maison, tenant Petite-Reine par la main. Elle traversa la place, récoltant partout sur son passage des sourires et de caressants bonjours.

Justine, la petite coquette, se tenait cambrée déjà et jouissait de son succès.

L’œil rond de Saladin brilla sous son voile, pendant qu’il se disait:

– Elle fait sa sucrée… ah! tu me trouves laid, toi? Patience!

La Gloriette, habillée comme la veille et si jolie que madame Noblet poussa un grand soupir en songeant à ses vingt ans, avait sous le bras un paquet assez volumineux.

– Je vais reporter de l’ouvrage jusqu’à Versailles, dit-elle, un voile de mariée qu’on attend; je ne serai pas revenue avant quatre heures. Je vous recommande bien Justine, ma bonne madame Noblet… mais où donc est votre gardienne?

– Madame, répondit la Bergère, mais j’ai Médor, et puis, je n’aurai qu’à choisir au Jardin des Plantes. Il y en a assez qui tournent autour de chez moi; la place est bonne… D’ailleurs vous savez bien que tous mes enfants mettent Petite-Reine dans du coton… Est-elle assez mignonne, ce trésor-là!