Lily enleva sa fille dans ses bras et lui donna un dernier baiser.
L’omnibus passait.
Mais l’omnibus fut obligé d’attendre, parce que Lily donna encore des recommandations et une pièce blanche pour le cas où Petite-Reine aurait envie de quelque chose, et d’autres baisers après le dernier, et des promesses de bientôt revenir.
Eh bien, dans l’omnibus, personne ne se fâcha. Quand Lily monta enfin, le conducteur lui prit galamment son paquet, et un sourire général salua son entrée.
Au moment où l’omnibus repartait, un coupé qui stationnait de l’autre côté de la place s’ébranla. L’homme au teint de mulâtre que nous avons vu entrer au théâtre de madame Canada sur les pas de la Gloriette, le «pair de France étranger», montra sa figure bronzée à la portière et dit au cocher:
– Suivez!
Le cocher mit aussitôt son attelage au trot.
Madame Noblet et son troupeau prenaient en même temps le chemin du Jardin des Plantes, par le pont d’Austerlitz.
Il y avait un ordre établi. Ordinairement la sous-bergère bossue marchait en avant, suivie des plus petites allant trois par trois. La bergère en chef cheminait sur le flanc de la colonne, et Médor fermait la marche, derrière les grandes.
Aujourd’hui, Médor était en avant et madame Noblet avait le poste d’honneur à l’arrière-garde.
Saladin s’ébranla quand toute la petite armée fut engagée sur le pont, et suivit le même chemin d’un air pensif. Il se demandait ce qu’il allait faire de ses 100 francs, car le doute ne lui venait même pas sur le succès de son entreprise.
Si Boileau écrivait de nos jours une épître sur les inconvénients de Paris, les militaires y auraient une place considérable. Promenant par la ville leur appétit proverbial, leur soif qui jamais ne s’éteint et leur incessant besoin d’aimer, ils encombrent et gênent tout naturellement, comme les voitures de blanchisseuses.
Comme ils n’ont rien à faire, ils marchent à pas lents, regardant tout et désirant tout ce qu’ils regardent; ils font partie intégrante de tous les embarras et n’en savent rien. Leur cœur est un incendie menaçant la voie publique. Supérieurs à don Juan, qui n’aimait que l’amour, ils ont appris, dans les casernes de Quimper ou de Béziers, la féerique légende de Paris, plein de cuisinières distribuant des bouillons et de bourgeoises âgées offrant des petits verres à la jeunesse.
Sur le champ de bataille, ce sont des héros; en temps de paix, on ne sait vraiment où les mettre. Il y a cette lugubre histoire de Versailles, dépeuplé par le prestige de l’uniforme. Ce n’est pas loin, allez-y voir.
Le foin y pousse dans les rues, les duchesses y font la soupe, en l’absence du dernier cordon bleu, mangé par les cuirassiers. Entre dix et soixante-douze ans, nulle personne du sexe n’ose sortir sans l’appui d’un brigadier corroboré de quatre gendarmes.
Tel est l’état actuel et vraiment malheureux de la ville fondée par le grand roi. Que Paris tremble!
À gauche en entrant par la grille du Jardin des Plantes qui ouvre sur la place Valhubert, on trouve un bosquet très vaste, dévolu aux jeux des enfants et aux galanteries entre bonnes et militaires. J’ai entendu de vieilles gens appeler ce lieu le bois de la Reine; madame Noblet y prétendait un vague droit de propriété; quand les collèges y venaient, elle se plaignait à un fossile de ses amis, nourri dans une pension de la rue Copeau et remarquable par l’immensité de son garde-vue vert.
Le fossile n’était pas éloigné non plus de considérer comme des usurpateurs ceux qui venaient s’asseoir sur son banc, en face des plates-bandes contenant la série des plantes alimentaires.
Ce fut vers le bosquet que madame Noblet dirigea son troupeau, en bon ordre. Elle le parqua, selon la coutume, dans un carré délimité par un certain nombre d’arbres connus, et comprenant le banc du fossile. Madame Noblet prit position sur le banc où elle garda une place à son ami, et Médor, avec le panier, fut placé à l’autre extrémité du carré.
Il était matin, les bonnes n’arrivaient pas encore. C’est à peine si quelques uniformes impatients se montraient déjà dans les parties sombres du bosquet, où l’on voyait aussi une demi-douzaine d’étudiants assis par terre sans façon au pied des arbres et lisant qui Ducaurroy et Touillier, qui un traité de matière médicale.
C’est ici un autre Pays latin peu connu. Presque toutes les pensions bourgeoises du quartier Saint-Victor nourrissent à prix réduit des étudiants pauvres et laborieux dont le Jardin des Plantes est l’académie.
La Bergère s’étant installée commodément, le petit peuple se mit à jouer, gardant une excellente discipline. Il y avait bien une vingtaine d’enfants de différents âges. Personne ne dépassait jamais les limites imaginaires, tracées par la volonté de madame Noblet. Médor, assis auprès du panier, se mit à dévorer un petit tas de desserts acheté à l’«Arlequin» de la rue Moreau, avec un demi-pain de munition.
On jouait à la dame, et bien entendu, malgré son jeune âge, Petite-Reine était la dame. Elle épandait autour d’elle un charme; on l’enviait, mais on l’aimait.
Saladin fit le tour de la grille et entra par la porte de la rue Buffon. Il se tint longtemps à l’écart, regardant le jeu comme un renard qui guette des poules et combinant sans doute son plan.
Tous les jeunes soldats, épars dans le bosquet, vinrent tour à tour lui faire des yeux tendres. Quelques-uns même se risquèrent jusqu’à glisser sous sa coiffe des paroles passionnées. Son déguisement avait beau faire de lui une vieille très laide, don Juan, non gradé, ne s’arrête pas pour si peu. Ce sont des volcans que nos conscrits.
Madame Saladin les repoussait avec fierté, mais sans rudesse, les priant de ne pas outrager une mère de famille. Elle devinait vaguement que ces acharnés chercheurs d’aventures pouvaient, à leur insu, devenir ses auxiliaires.
Elle en avait besoin, car les choses n’allaient pas comme elle l’avait espéré. Le petit troupeau, parqué sous l’œil de ses gardiens, se défendait de lui-même, et madame Saladin avait déjà considéré en elle-même que la grosse main de Médor devait lancer, à l’occasion, de formidables coups de poing.
Ce qu’il eût fallu, ce que Saladin avait rêvé, c’était la promenade autour des parcs où sont les animaux; des allées, des venues, l’attention des enfants sans cesse excitée, Médor courant après les traînards, et madame Noblet ne sachant plus lequel entendre.
Saladin se disait:
– Ça sera dur. Elle est rusée, la vieille rodriguesse! Elle aime mieux tricoter son bas tranquillement que de courir, et puis, je parie qu’elle fréquente une antiquaille qui va venir s’asseoir sur son banc… Là! j’ai gagné!
Le fossile arrivait en effet, descendant l’allée Buffon à petits pas comptés. Il portait une lévite à gigot du temps de la Restauration, des souliers à boucles et une casquette à auvent.
C’était un beau sujet, bien desséché, avec une canne en corbin et le calendrier de 1819 imprimé sur sa tabatière.
Il avait tué en duel autrefois, lors de l’invasion, deux officiers russes, un Prussien et un Autrichien. On l’appelait alors, au café Lamblin, le «mangeur de cosaques».