Il racontait cela.
Ce que c’est que de nous!
Maintenant, on lui avait donné le nom de fossile à cause de son état très avancé de pétrification et parce que le quartier est plein de la gloire du Cuvier. Il était courtois, mais irritable. Quand il se fâchait, il avait la même voix que les trois pygargues, logés entre les aigles et les vautours, au bout de la hutte des oiseaux.
Dès que les pygargues l’entendaient de loin ils criaient.
Le fossile vint s’asseoir à sa place, sur son banc; madame Noblet et lui se firent les politesses d’usage, après quoi l’ancien mangeur de cosaques appela Petite-Reine pour lui donner trois pastilles de chocolat, apportées dans du papier.
Il détestait les enfants, mais il aimait Petite-Reine.
Ces choses étant faites, il croisa ses deux mains sur sa canne, plantée entre ses deux jambes, et se laissa aller au sommeil en disant:
– Si elle saute à la corde, vous m’éveillerez, chère madame.
Elle, c’était Petite-Reine.
En vérité, jusqu’à présent, le déguisement du pauvre Saladin n’avait pas produit de résultats bien appréciables. L’arrivée du fossile marquait l’heure de midi aussi sûrement que le canon du Palais-Royal.
Après tout, c’est un dur métier que celui de loup. Ils rôdent parfois terriblement longtemps, le ventre creux, autour des bergeries. Personne n’a pitié d’eux, parce que personne n’en mange; mais comme nous plaignons ces doux agneaux, à cause des côtelettes!
Vers une heure, sur un signe de la Bergère, Médor ouvrit le panier aux provisions et tous les enfants vinrent reconnaître leur déjeuner. Saladin commençait à avoir faim, ce qui engendre la tristesse. Il se demanda pour la première fois:
– Est-ce que tu vas te casser une jambe de cent sous, ma fille?
Il s’éloigna, craignant d’exciter l’attention en pure perte. L’heure passait. De la façon dont les choses allaient, il était aussi impossible de «faire ses frais» que de prendre la lune avec les dents.
Saladin, soucieux et se creusant la tête, atteignit la grande grille, où il déjeuna d’un de ces petits pains qu’on jette aux ours. Avec le reste de son argent, il acheta un sucre de pomme, une demi-douzaine de biscuits et un bonhomme de pain d’épice; puis il revint par l’allée Buffon.
Le jardin s’emplissait, les provinciaux arrivaient; malheureusement les neuf dixièmes des promeneurs tournaient à droite pour rendre leurs devoirs aux lions, à l’éléphant, à la girafe et à l’hippopotame.
Il y avait une place libre sur le banc le plus rapproché de celui où madame Noblet et son mangeur de cosaques poursuivaient leur silencieuse entrevue. Saladin s’y assit à tout hasard, les mains croisées sous son châle et si doucement humble que chacun pensa: Voilà une bonne vieille qui n’a pas l’air heureuse!
– À la corde! à la corde! fit-on dans le troupeau.
Aussitôt et comme par enchantement, un cercle de curieux se forma.
– Que personne ne se mette devant moi! cria le fossile sous son énorme visière, en levant sa canne d’un geste tremblant et menaçant.
On obéit en riant et il y eut une ouverture au cercle, en face du banc.
Médor prit un bout de la corde; ordinairement, c’était la sous-bergère qui tenait l’autre bout. Son emploi fut donné à une «grande». Madame Saladin, sous prétexte de mieux voir, se glissa dans le cercle.
La grande tournait mal et fit manquer Petite-Reine au premier vinaigre. Or, depuis que le monde est monde, on n’avait jamais vu entrer, sauter et sortir aussi adroitement que Petite-Reine. Le mangeur de cosaques jeta son cri d’oiseau auquel les pygargues répondirent dans le lointain, et Médor chercha des yeux dans le cercle une figure connue.
Juste à ce moment, madame Saladin écartait son châle comme si la main lui démangeait.
– C’est ça, la mère, dit Médor qui vit le mouvement, prenez la corde! et attention!
Le cœur de madame Saladin battit, elle eut un bon sourire et prit la corde. Petite-Reine, bien secondée, récolta un tonnerre d’applaudissements.
– Remercie madame, trésor, lui cria la Bergère. Il faut de la politesse.
Justine, toute rose et toute gracieuse, vint tendre son front à madame Saladin, qui lui donna un sucre de pomme après l’avoir embrassée.
VII La voleuse d’enfants
Le Petit Chaperon rouge devait être bien jeune quand il prit le loup pour sa mère-grand. Saladin avait toute sorte d’avantages sur le loup; sa figure de gamin, déjà usée, se prêtait merveilleusement au rôle qu’il avait choisi. Petite-Reine l’embrassa du meilleur de son cœur et lui fit une belle révérence.
Mais, d’un autre côté, compère le loup était tout seul dans la cabane avec le petit chaperon rouge, tandis que Saladin avait ici des centaines de témoins qui le gênaient.
La corde à sauter l’avait, il est vrai, rapproché de Justine; mais le bosquet était désormais encombré.
C’était de l’enthousiasme que Justine excitait. Tout le monde la regardait, tout le monde voulait lui donner une caresse. Les difficultés de l’entreprise augmentaient au lieu de diminuer.
Saladin se retira discrètement au second rang. Deux heures sonnaient à l’horloge du Muséum.
– Veux-tu te reposer, trésor? demanda la Bergère à Petite-Reine.
– Non, répondit l’enfant insatiable, je veux jouer aux quatre coins.
Elle était toujours obéie. Le jeu des quatre coins commença. Madame Saladin, appuyée contre un arbre, se disait:
– C’est la lune à prendre avec les dents, quoi, mauvaise affaire! On ne peut pas escamoter ça en plein jour comme une muscade. J’avais compté sur les animaux, sur le labyrinthe et le tremblement. Rien de tout ça! Pas même un embarras d’omnibus à espérer. Rasé! chou blanc! cent quatorze sous de perdus! Va bien! je renonce au commerce!
Je ne crois pas qu’il y ait une providence pour les loups, et pourtant, vous allez voir.
Au moment où madame Saladin, perdant courage, allait peut-être jeter le manche après la cognée, un grand mouvement se fit du côté de la grille de la rue Buffon: c’était une pension du voisinage qui venait promener ses premières communiantes. En même temps, par la place Valhubert, un collègue entra. Ce n’est pas tout: le théâtre des bêtes en cage fermait; le flot des curieux établit son cours par l’allée des néfliers du Japon et descendit vers les bosquets, tandis que les visiteurs du Muséum revenaient par l’allée Buffon.
On causait de l’ours dans les groupes faubouriens; l’ours est la gloire la plus populaire qu’il y ait à Paris. On racontait l’aventure du chat, imprudent et gourmand, qui s’était lancé dans la fosse à la poursuite d’un oiseau blessé; Martin avait mangé l’oiseau et le chat d’une seule bouchée, en se dandinant horriblement.
Tant que Paris vivra, il radotera cette palpitante histoire.
La famille anglaise était là: sept demoiselles, sept tartans roses et bleus, sept voiles verts, quatorze longues jambes qui sautillent en marchant comme des pattes d’ibis d’Egypte, – la mamma sentimentale et maigre; la governess, humble plus qu’un chien battu, et le lord couleur d’apoplexie, qui est coutelier de son état dans le Strand.