La «société» de province était là aussi: une douzaine de parapluies, hommes et femmes, parlant haut, avec l’accent de ces pays-là, exaltant Marseille ou Landerneau, au détriment de Paris qui, au total, n’a qu’une chose bonne, curieuse, succulente et profitable: les dîners à 32 sous.
C’était déjà la foule, et c’était la foule particulière au Jardin des Plantes, où l’on trouve des paysans comme aux foires du Calvados, des gamins, ainsi que partout, des hommes d’État en quantité, des guerriers par compagnies, des pachas, des odalisques et même des savants égarés.
Saladin ouvrit ses yeux ronds tout grands, et un vent d’espoir enfla ses narines. Il ne fallait désormais qu’un hasard gros comme le doigt pour transformer la foule en cohue.
Les pêcheurs troublent l’eau. Quand le hasard ne vient pas de lui-même, on peut le faire naître.
Saladin balaya l’horizon d’un regard d’aigle, cherchant l’embryon de hasard. Il aperçut un marchand de nougat de Constantine qui allait seul, les mains derrière le dos, portant sous son turban la mélancolie de Mignon regrettant la patrie. Il aperçut aussi, à la grille qui mène au chemin de fer d’Orléans, une vaste tapissière pleine de coiffes.
Il remercia le dieu des loups au fond de son âme, car les zouaves abondaient et flairaient déjà ce chargement de nourrices.
En tournant la corde pour Petite-Reine, Saladin – la brave femme -, s’était concilié la bienveillance générale. Il se pencha à l’oreille de son voisin, qui était empailleur de reptiles rue Geoffroy-Saint-Hilaire, et lui dit en désignant le marchand de nougat:
– Voulez-vous voir l’émir Abd el-Kader?
Il fut entendu de six personnes qui dirent aussi: Abd el-Kader.
– Abd el-Kader! crièrent aussitôt cent voix de proche en proche. Et le marchand de nougat lui-même, ému à l’idée de rencontrer son illustre compatriote, chercha tout autour de lui Abd el-Kader.
Un tumultueux mouvement s’était fait. La famille anglaise, la «société» de province, les gamins, les paysans, les armées en disponibilité, les collégiens, les communiantes se ruèrent tous ensemble et impétueusement pour voir l’héroïque bédouin qui tint si longtemps en échec les armées de la France.
– En rang, les enfants! cria madame Noblet effrayée.
Médor se mit à rassembler le troupeau.
Mais le chargement de nourrices arrivait semblable à un triomphant bouquet de pivoines écarlates. En marchant, les luronnes riaient et causaient toutes à la fois. Elles étaient une douzaine, elles avaient bu en route comme un demi-cent de sapeurs.
Les zouaves et autres prestiges de l’uniforme, cavaliers ou fantassins, prisonniers de la cohue, les entendaient et les respiraient. Vîtes-vous jamais le superbe étalon briser l’obstacle qui barre le chemin de la prairie où sont les cavales? Tous les prestiges hennissant, frémissant, bondissant, humant à pleins naseaux le vent qui venait des nourrices, attaquèrent la cohue en sens divers, la percèrent, la criblèrent, et chaque pivoine détachée du bouquet fut bientôt entourée d’une guirlande d’uniformes.
Cela ne s’était pas fait sans une mémorable poussée. Il y eut des cris d’Anglaises, les plus déchirants de tous les cris connus, des huées de gamins, des jurons de campagnards. Madame Noblet tricotant et Médor mangeant couraient comme deux âmes en peine au milieu de ce tapage au-dessus duquel s’éleva la clameur inhumaine du fossile dont le pied goutteux venait d’être écrasé par un professeur d’histoire naturelle errant.
Tout a une fin, cependant. La foule, moitié riant, moitié grondant, s’aperçut qu’on l’avait mystifiée. Au moment où le tumulte allait s’apaisant, la Gloriette passa en courant la grande grille, tout heureuse qu’elle était d’avoir gagné dix minutes sur le temps de son absence.
Il faut peu de chose pour inquiéter les mères; la Gloriette eut peur de ce rassemblement qui encombrait le bosquet et hâta le pas en perdant son sourire.
Mais elle fut rassurée tout d’abord par la vue de la Bergère et de Médor qui tenaient le troupeau en bon ordre comme une phalange compacte.
Petite-Reine était sans doute au milieu, puisque c’était la place la plus sûre: la place d’honneur. D’ailleurs, le visage de madame Noblet était si tranquille que toute crainte devait disparaître.
– Nous avons eu une alerte, dit-elle. Dieu merci, le gouvernement fait ce qu’il veut. Il laisse entrer maintenant un tas de fainéants et de vagabonds, mais avec mon organisation les accidents sont impossibles… Justine! Voici maman.
– Elle se cache, la coquette, dit madame Lily en s’asseyant. A-t-elle été bien sage?
– Comme une image! Et nous avons sauté à la corde, il fallait voir!… Voici maman, Justine.
Madame Lily se mit à rire, et comme Justine ne venait pas:
– Il paraît qu’on veut me faire une grosse niche! murmura-t-elle. La foule s’écoulait lentement. Le troupeau ne demandait qu’à se débander pour reprendre ses jeux. Médor, inflexible, maintenait la discipline, mais il y avait une chose singulière: Médor avait lâché son pain et ne faisait pas sa randonnée habituelle comme un bon chien de berger; il restait derrière le groupe d’enfants, allant de l’un à l’autre, les dérangeant même pour voir l’intérieur de la phalange. Il avait l’air de compter; il était tout pâle, et, sous ses cheveux crépus, de larges gouttes de sueur perlaient.
– Allons! ordonna madame Noblet, rompez les rangs pour qu’on voie Petite-Reine! c’est assez se cacher, maman a peur.
La Gloriette écoutait d’avance le rire argentin de l’enfant qui allait crier «coucou» avant d’être découverte, puis courir et se précipiter dans ses bras.
Mais ce ne fut pas cela qu’elle entendit.
Une voix s’éleva derrière le troupeau, disant:
– Il manque quelqu’un!
Cette voix était sourde et rauque.
Elle parlait si bas, que madame Noblet n’avait point saisi le sens des mots prononcés.
Mais Lily frissonna de la tête aux pieds, et la teinte rose que la course avait amenée à ses joues tourna subitement au livide.
– M’obéit-on, à la fin! s’écria la Bergère avec impatience. Ici, Petite-Reine! mademoiselle!
Les rangs s’ouvrirent, Médor passa au travers en chancelant. Ses gros yeux battaient, et il faillit s’étrangler de l’effort qu’il fit pour prononcer ces mots:
– C’est elle qui manque!
Lily se leva toute droite et porta ses deux mains à son cœur. La Bergère ne comprenait point encore, ou ne voulait point comprendre.
– Qui manque! répéta-t-elle.
Puis elle ajouta:
– Avec mon organisation c’est impossible!
Lily marchait vers les enfants qui reculèrent à l’aspect de son visage déconcerté. Médor se mit à la suivre pas à pas, tandis que madame Noblet, retrouvant un peu de présence d’esprit dans le sentiment de sa fonction, s’écriait:
– Messieurs, allez aux grilles, pour l’amour de Dieu! Prévenez les gardiens et les factionnaires et tout le monde! Il y a un enfant de volé!
– Justine! Justine! appela en ce moment la Gloriette d’une voix caressante et douce.
Elle ne donnait aucune attention au grand mouvement qui se faisait autour d’elle. La foule s’était reformée avec une rapidité extraordinaire. La nouvelle du malheur arrivé courait comme le vent. Quelques braves gens, moins pressés de bavarder que de bien faire, se hâtaient de courir aux grilles.