Il avait son idée. Les factionnaires avaient pu ne pas remarquer l’enfant, mais cette caricature n’avait pu passer inaperçue.
Il fit le tour des grilles à toute course, demandant sur son chemin si on n’avait point vu une fillette, jolie comme les amours avec de grands cheveux bouclés sous un petit toquet à plumes et conduite par une manière de folle qui portait un bonnet de béguine, auquel pendait un voile bleu.
Ses questions restèrent longtemps sans réponse, mais enfin, à la petite porte donnant sur la rue Cuvier, derrière les bâtiments de l’administration, un brave soldat du centre se mit à rire dès les premiers mots de la phrase, répétée déjà tant de fois.
– En plus, qu’elle est cocasse, la bonne sœur, répondit-il, et qu’elle bourrait la petite de biscuits.
Médor s’était arrêté haletant.
– Par où a-t-elle pris? interrogea-t-il.
– Par un fiacre qui passait et qui a remonté au grand trot vers la place Saint-Victor… et qu’il y a eu quelque chose de rigolo par un particulier bien mis et beau linge avec une peau de basané mulâtre, approchant, et une barbe noire comme du cigare qui a fait mine de lui barrer la route. Il a regardé l’enfant, mais la vieille lui a rivé son clou en deux temps, et puis elle a tendu la main, qu’elle avait l’air de se moquer de lui, disant: payez-moi mon dû. Il a tiré sa bourse: comme quoi ça me paraît que c’est lui qui a soldé le fiacre avec son or.
Le soldat continua de rire et tourna le dos, se disant à lui-même:
– Il y a des personnes farces tout de même!
Médor resta un instant pensif. Suivre le fiacre n’offrait aucune chance. Comment savoir la route qu’il avait prise en arrivant au bout de la rue Cuvier? Médor se remit à courir et revint au bosquet pour chercher conseil.
En arrivant, la première personne qu’il vit fut l’homme à la peau bronzée, dont le regard était fixé sur la Gloriette par une sorte de fascination.
Toute la personne de cet homme se rapportait d’une façon si frappante au signalement donné par le soldat que Médor n’arrêta même pas son élan et tomba sur lui comme on s’empare d’une proie.
L’homme n’essaya pas de résister. Le rouge lui monta au visage et ses yeux, qui exprimaient l’étonnement de quelqu’un qu’on eût éveillé en sursaut, interrogèrent la foule avec une sorte de timidité sauvage.
La foule, Dieu merci, répondit à ce regard. L’incident lui plaisait au suprême degré. C’était une péripétie nouvelle apportée au drame et qui poussait la curiosité de tous jusqu’à la fièvre.
Notez que cette curiosité endémique de nos Parisiens n’empêche ni la compassion, ni aucun bon sentiment. En nul autre pays du monde les chagrins d’un héros de mélodrame ne font couler tant de larmes qu’à Paris.
Seulement, en place publique comme au théâtre, l’émotion a son côté amusant qu’il est permis de cueillir.
Chacun regardait l’inconnu et s’étonnait de ne l’avoir pas encore remarqué. C’était bien vraiment une figure fatale comme disaient volontiers les romans de cette époque. Sa tête ne ressemblait point à celles qu’on rencontre du matin au soir dans la rue.
Mère Noblet dit la première.
– Il a l’air méchant, c’est un étranger.
– Et surtout calé! ajouta une dame sans cavalier, dont l’accent n’avait rien de malveillant.
– Un beau mâle, oui-da! fit observer une autre personne du sexe qui avait dépassé la quarantaine.
– Ses yeux font peur! murmura une jeune ouvrière. Une bonne d’enfant ajouta:
– Dire qu’on rencontre de cela à Paris!
Les petits n’étaient pas éloignés de le prendre pour l’ogre et le regardaient avec de grands yeux épouvantés.
Il n’y avait pour ne le point voir que Lily, la pauvre créature. Elle restait affaissée sur elle-même au pied de son arbre, les yeux fixes et sans lumière. Sur ses lèvres qui remuaient lentement, sans produire aucun son, un nom se devinait, toujours le même, le nom de sa fille: Justine.
Le cercle s’était resserré autour de l’inconnu qui venait d’abaisser les deux mains de Médor, en disant avec un fort accent étranger que personne n’avait jamais entendu:
– Laissez-moi, je ne m’échapperai pas.
Sa voix était sourde et grave.
– Pas de danger qu’il s’échappe! cria un gamin, moins haut qu’une botte, on veille au grain par ici!
– Son affaire est bonne, ajouta mère Noblet. Il donnera des dommages et intérêts.
– Mais que voulait-il faire de l’enfant? demanda un naïf au second rang.
– On en a besoin quelquefois comme ça, dans les grandes familles, répondit d’un air important la jeune ouvrière, pour la chose des successions.
– Ou perpétuer le nom des nobles, fit sa voisine, c’est connu.
– Sans compter, insinua la dame sans cavalier, que la petite mère est jolie comme un cœur, et qu’on a pu subtiliser l’enfant pour faire suivre la mère.
Cette idée eut un succès. Elle produisit un mouvement dans la foule qui eut envie d’applaudir. Désormais, l’étranger qui avait la barbe trop noire, atteint et convaincu d’être un traître de mélodrame, était percé à jour.
Dans la foule, on cria:
– Ici les gardiens! Et d’autres:
– Voilà les sergents de ville!
Il était temps d’arrêter ce coupable, et, contre l’ordinaire, les sergents de ville avaient aussi du succès.
L’opinion publique est sujette à de singulières erreurs; elle accuse volontiers de brutalité ce corps utile des sergents de ville dont le costume sert de modèle aux tailleurs de l’École polytechnique. Je parie qu’en prenant au hasard un sergent de ville et en mettant un œuf dans sa poche, vous retrouverez l’œuf intact au bout de huit jours.
C’est l’état paisible par excellence, pratiquant avec religion la philosophie péripatéticienne et dévot à la maxime festina lente.
Ils arrivent toujours quand la roue a passé sur la jambe de la vieille dame renversée; jamais on ne les voit qu’au moment où la rixe s’apaise, et je sais beaucoup de fâcheux esprits qui demanderaient leur suppression, s’il n’était bien doux de les contempler, arpentant le trottoir, causant deux par deux, trois par trois, de choses honorables, et présentant l’image consolante de ce suprême farniente qui est la récompense des justes aux Champs-Elysées.
Les sergents de ville arrivaient, fidèles à leur devise: «Mieux vaut tard que jamais.» Ils ne se pressaient pas, de peur de casser l’œuf. Derrière eux venaient deux hommes qui n’avaient pas d’uniforme, mais que personne n’eût pris pour vous ou moi.
Une partie de la foule courut à eux et les entoura pour les mettre au fait de l’affaire.
Elle était bien simple; il y avait là un malfaiteur, anglais, russe ou de quelque autre pays suspect qu’on venait de prendre en flagrant délit de vol d’enfant, c’est-à-dire, non pas lui, mais sa complice, une femme déguisée en sœur grise, à qui il avait donné devant témoins, une bourse pleine d’or.