Peut-être est-ce ici la raison qui pousse la prudence des sergents de ville jusqu’à l’immobilité. Ils savent de quelle manière Paris s’y prend pour raconter une histoire.
D’un air sérieux, mais sceptique, les deux fonctionnaires abordèrent l’attroupement.
Ils avaient les mains derrière le dos, ce qui fait partie du fourniment.
À leur suite marchaient toujours les deux hommes en bourgeois.
Vingt voix dirent avec colère:
– C’est ça, ne vous pressez pas!
– L’enfant voyage pendant ce temps-là!
– Allons, pas de faiblesse parce qu’il s’agit d’un milord!
– Et qui gagnera mon pain, si je n’ai plus la confiance des familles? ajouta mère Noblet. Le voilà; empoignez-le!
Médor étendit sa main crispée en disant:
– Devant Dieu! je jure que c’est lui!
Les deux sergents de ville écartèrent un peu trop sans façon ceux qui gênaient leur passage. Dans ces choses accessoires, il est permis de leur conseiller plus de moelleux.
Quand ils furent en face de l’inconnu, l’un d’eux lui dit tranquillement:
– Vos papiers, s’il vous plaît.
– Qu’est-ce que ça fait les papiers! cria-t-on de toutes parts. Ils en ont tous des papiers. L’enfant! l’enfant!
Celui des deux sergents de ville qui n’avait pas parlé répondit:
– Donnez-nous la paix et au large! circulez!
Il y eut un grand murmure, mais le sergent fit un pas en avant et la foule recula.
Ce mouvement mit à découvert la Gloriette, toujours accroupie et n’ayant aucune conscience de ce qui se passait autour d’elle. Médor, qui n’avait plus à garder l’accusé, vint à elle et essaya de la relever. Elle lui sourit sans rien dire, faisant signe qu’elle voulait rester ainsi. Médor s’agenouilla auprès d’elle.
La foule ne donna point attention à cela.
Tous les yeux étaient sur le milord, tiré ainsi par l’animadversion publique, au grand mépris de toutes les notions acceptées sur la couleur du teint et du poil des Anglais. La foule espérait qu’il n’avait point de papiers, car au lieu d’atteindre son portefeuille, le milord, d’un air embarrassé, semblait chercher des paroles d’explication.
Le sergent de ville, défiant par devoir, mais poli à cause du «beau linge», tendait la main d’un air calme et fier.
– C’est un faux milord! suggéra le gamin. Il n’a pas sur lui la preuve de sa naissance!
– Il n’en manque pas, soupira la dame isolée, qui font de la poussière et qui n’ont rien sur eux!
– Voilà plus de vingt ans que je fais les promenades avec succès, disait cependant mère Noblet au second sergent de ville. Un temps qui fut, on aurait serré les pouces de ce polisson-là dans un étau de taillandier jusqu’à ce qu’il ait dit où est la petite et payé gros pour la mère, qui me devrait bien quelque chose en ce cas-là…
– Oh! oh! fit l’assistance en resserrant le cercle, attention! Le voilà qui met la main à la poche! Il a son passeport!
L’étranger, en effet, déboutonnait lentement le revers de sa redingote noire. Il prit dans la poche de côté un portefeuille où il choisit, parmi plusieurs papiers, une simple carte de visite qu’il tendit au sergent de ville.
– En voilà une belle preuve! grondèrent quelques voix.
Mais à la vue du nom gravé sur la carte, le sergent de ville ôta son tricorne comme si c’eût été un simple chapeau bourgeois.
Les deux hommes sans uniforme qui se tenaient à quelques pas échangèrent un regard.
– C’est sûr qu’il a l’air de quelqu’un comme il faut, murmura la dame sans cavalier.
– Avez-vous jamais vu! gronda la Bergère au comble de l’indignation; il ne manquerait plus que de lui faire des excuses!
– Monsieur le duc, dit en ce moment le premier sergent de ville d’une voix basse mais distincte, je vous demande pardon, j’ai dû accomplir mon devoir.
– Voilà, conclut amèrement la mère Noblet. Ni vu ni connu! Et moi mon commerce est flambé! Ah! les riches!
Une huée bruyante s’éleva de la foule.
– L’enfant! l’enfant! l’enfant! criait-on.
La Gloriette mit sa main sur l’épaule de Médor et lui demanda:
– Quel enfant?
On eût dit qu’un travail se faisait en elle et que son intelligence allait s’éveiller. Médor ferma ses gros poings et sa voix domina tous les autres bruits.
– Je n’ai pas menti, dit-il, l’homme a causé avec la voleuse d’enfants. Si on le laisse s’en aller, je le suivrai… et je l’aurai!
La Gloriette répéta en regardant le vague:
– La voleuse d’enfants…
Puis elle devint attentive, et sa pauvre jolie tête se redressa dans une pose inquiète.
Les groupes s’agitaient en colère; on se montrait au doigt l’étranger qui reboutonnait sa redingote paisiblement. Madame Noblet ordonna à son troupeau de se mettre en rangs et dit à Médor avec rudesse:
– À ton ouvrage, toi!
– Non, repartit Médor, celle-là est trop malheureuse, je reste avec elle.
– Ah! fit la Gloriette qui l’interrogea d’un regard éperdu, est-ce moi?… est-ce moi qui suis trop malheureuse!
La Bergère s’élança vers les sergents de ville pour faire respecter son autorité, mais ceux-ci, qui jugeaient l’affaire finie et bien finie, se mirent dos à dos pour prononcer le commandement sacramenteclass="underline"
– Circulez!
– Mais l’enfant! l’enfant! répéta l’assistance.
Médor ajouta:
– Et la mère!
– Où est la mère? demanda un des sergents.
Personne ne répondit, parce que la Gloriette venait de se mettre sur ses pieds. Elle semblait attendre que quelqu’un parlât. Le sergent la devina et marcha vers elle.
– Vous allez suivre ces messieurs au bureau de police de votre quartier, lui dit-il avec douceur, en montrant les deux agents. C’est heureux qu’ils se soient trouvés là à la gare, vous ferez votre déclaration. S’il y a des témoins, ils déposeront. La Gloriette avait ses grands yeux fixés sur lui.
– C’est donc moi! murmura-t-elle. Tout ce monde-là est ici pour moi! Et on m’a volé ma Petite-Reine!
Médor la prit dans ses bras pour l’empêcher de tomber à la renverse.
Tous les bruits étaient morts comme par enchantement. Un silence profond entourait cette scène. L’angoisse des mères est contagieuse entre toutes. On voyait un large cercle de figures attristées, dont l’expression avait quelque chose de respectueux.
– Je l’ai quittée ce matin, poursuivit la Gloriette; chaque fois que je la quittais, j’avais peur. Il me semblait que j’étais trop heureuse, et qu’on me prendrait mon bonheur. J’ai pensé à elle tout le long du chemin, à elle, rien qu’à elle. Jamais je ne pense qu’à elle… Etes-vous bien sûr qu’on me l’ait volée? Pourquoi me l’aurait-on volée? À quoi peut-elle leur servir, puisqu’ils ne sont pas sa mère!
Elle disait tout cela lentement et presque à voix basse, mais chacun l’entendait, même aux derniers rangs de la foule.
Deux grosses larmes, les premières qu’elle eût versées, coulaient sur sa joue pâle.